Le passage

Ceci est ma première nouvelle de science-fiction, publiée à l'origine sous forme de feuilleton. La voici en version intégrale. Bonne lecture !


Océan Atlantique Nord, à 10.000 mètres d'altitude

18h10. Le commandant Steve Tolin relut le bulletin météo qu'on lui avait fait parvenir avant le vol. Une feuille blanche frappée du logo de la compagnie, et sur laquelle était indiquée “temps clair sur tout le parcours”.
Le vol American Airlines AA6143 avait décollé depuis 3h et rien jusqu'à présent n'était venu perturber la croisière transatlantique de ses 250 passagers. Le Boeing B767 suivait sa route de New York à Londres avec la routine d'un vol commercial classique : retard à JFK pour cause de bagage suspect, démonstrations de sécurité devant un public indifférent, et légères turbulences.
Le copilote, Alan Dopster, racontait avec passion ses dernières vacances aux Bahamas. La chef hôtesse était venue leur apporter une boisson. D'après elle, les passagers étaient détendus : un compartiment Business à moitié vide, et une classe éco peuplée d'américains en partance pour un tour d'Europe.
Tolin releva le nez de sa feuille. Quelques instants auparavant, il avait repéré sur le radar météo ce qui ressemblait à un orage. Droit devant, on distinguait effectivement un nuage gris très sombre, large, qui tranchait bizarrement sur le bleu parfait du ciel environnant. Il semblait encore loin, mais à 900 km/h la distance est une notion relative. Le commandant interrompit son collègue.
- Tu as vu ce truc ? C'est étonnant, la météo n'en parle pas. On va le contourner.
Les deux pilotes appliquèrent la procédure d'évitement d'une perturbation. Ils commencèrent à programmer le pilote automatique pour modifier la trajectoire, puis s'interrompirent. Quelque chose clochait.
- Hey, fit Dopster, ça s'approche vite non ?
- Carrément. On croirait qu'il avance pile à contresens. Vu la direction du vent, c'est étonnant.
Le nuage s'élargissait de plus en plus. Les deux pilotes se hâtèrent et l'avion commença à virer sur la gauche. Leur surprise n'en fut que plus grande.
- Il vire aussi ? Il se place devant nous ou quoi ?
- Je n'en sais rien, j'ai même l'impression qu'il grossit. Ce n'est pas possible autrement, il ne peut pas avancer aussi vite.
- Tu penses qu'on va pouvoir l'éviter ?
- Pas sûr. Allez, préviens les filles.
Tolin faisait ainsi allusion à l'équipage, bien que celui-ci ne soit pourtant pas complètement féminin. Un signal sonore se fit entendre dans la cabine passagers, tandis que les symboles “Attachez vos ceintures” s’allumaient.
Le nuage occupait maintenant tout le champ visuel des pilotes et semblait grandir de plus en plus vite. Il était clair que le B767 n'allait pas avoir d'autre choix que de le traverser. On distinguait même, furtivement, quelques petits éclairs çà et là. Tolin appuya sur l'interrupteur qui connectait son micro au haut-parleur de la cabine. Calmement, il articula : “PNC assis attachés”. Puis une voix féminine se fit entendre, prévenant les passagers que l'avion allait traverser une “zone de turbulence.”
Le Boeing pénétra dans le nuage. Dans le cockpit, les pilotes virent une nuée d'éclairs les entourer. L'appareil commença à trembler, et parmi les passagers le silence se fit, signe caractéristique d'une montée de stress.
Tolin fit un effectua un léger virage sur la gauche, puis demanda au copilote de signaler leur position par radio. Dopster allait le faire quand un phénomène bizarre apparut en face d'eux. Un disque noir, d'abord petit, puis de plus en plus gros, se dirigeait droit sur eux.
- Shit, c'est quoi ça encore ?
- Aucune idée, on l'évite, répondit Tolin rapidement. Il débrancha le pilote automatique et tourna légèrement la commande du gouvernail sur la gauche. L'avion vira d'abord comme attendu, puis reprit brutalement sa position en face du disque, laissant les deux pilotes médusés.
- Mais enfin il se passe quoi ? Vire ! aboya Dopster.
- Du calme, on essaie encore, murmura le commandant.
Nouvelle manoeuvre, et rétablissement encore plus brutal. Parmi les passagers, certains commencèrent à gémir.
- Bordel, ce truc nous aspire ! Faut qu'on dégage !
- Trop tard.
Le disque envahit tout le champ de vision. Les deux hommes eurent l'impression que l'appareil allait s'écraser contre un mur.
- Nooooooonnn !! cria Dopster, s'accrochant à son siège.
Le B767 traversa littéralement le disque noir. Il y eu comme un flash, puis une sensation d'ascension incroyable. Les passagers, collés à leur siège, se mirent à crier. La luminosité extérieure chuta brutalement, et l'avion se cabra soudainement vers la droite.
- Redresse, redresse !
- J'essaye ! Vitesse ascensionnelle ?
- Négative, 100 pieds par minute.
- Hein ?!
- Moteurs arrêtés !
Tolin ne comprenait plus rien. Pourquoi était-il écrasé dans son siège si l'avion descendait ? Et pourquoi une panne simultanée des deux moteurs ? Il n'eut pas le temps de trouver une réponse car le B767 roula brutalement sur la gauche, ailes verticales. Dans la cabine, les objets volèrent et les hurlements atteignirent un sommet. Dopster appuya sur la commande de démarrage mais les voyants indiquant l'état des réacteurs restèrent rouges.
Tolin essaya à son tour quand son attention fut attirée par l'indicateur de température extérieure.
- On est à - 90°C ! Et ça chute encore. Allume l'APU !
L'avion reçut une nouvelle rafale de vent. Cette fois-ci l'appareil plongea brièvement, avant de se redresser. Tolin ne voyait plus la mer bleue qui apparaissait à perte de vue quelques minutes auparavant. L'avion semblait perdu dans un nuage, d'une couleur beige sombre inhabituelle.
Les yeux du pilote se dirigèrent à nouveau vers le thermomètre. Il ne pouvait croire ce qu'il voyait.
- 130 degrés en dessous de zéro ! Les instruments déconnent !
- Non, regarde ça… fit Dopster en essayant de se redresser.
Les vitres commençaient à se couvrir de givre. La cabine elle-même devint brutalement froide. Malgré leur tension, les pilotes comprirent que les instruments ne mentaient pas.
- L'APU ne démarre pas !
- Il faut descendre en dessous de cette saloperie. Accroche toi, fit Tolin, en poussant la gouverne vers l'avant.
L'avion piqua du nez. Un raclement sourd se fit entendre, comme si un géant passait son doigt sous la carlingue. L'espace d'un instant, les passagers eurent l'impression d'être un peu plus légers, puis l'écrasement reprit. Tolin parvint à contrôler la descente, mais toujours pas de mer sous le nuage.
- Steve, ça débloque, on ne descend pas.
- Négatif, on descend. Regarde la vitesse ascensionnelle.
- Mais bordel, où est la mer alors ?!
- On… va bien finir par la trouver…
A peine avait-il finit de parler qu'un souffle incroyable renversa le Boeing, qui se retrouva encore les ailes verticales. Tolin voulu le ramener à sa position naturelle mais n'y parvint pas ; les commandes semblaient maintenant totalement sans effet. Il comprit que les gouvernes de direction et de profondeur étaient probablement gelées. Un grincement terrible fit vibrer la carlingue, puis il y eu un choc, brutal, comme un coup de poing. L'aile gauche venait de se rompre à la base du fuselage. L'avion prit une posture verticale, et commença à descendre en vrille. Les pilotes ne pouvaient plus rien faire. Leur dernière vision fut celle des nuages environnants, qui semblaient en rotation. Puis le vitrage du cockpit implosa, et, moins de deux secondes plus tard, le Boeing se disloqua en des dizaines de morceaux, vaincu par les éléments.

Base 144, province de Mongolie Intérieure, Chine

- Un avion de ligne ? J'ai bien entendu ?
Le colonel Wen Tazhuo, chef de l'Unité 144 des Forces Armées Populaires de Chine, répéta lentement sa question. Devant lui, les deux responsables de son unité n'en menaient pas large. Li Wentian, ingénieur chef en charge du projet Shén mén (“Porte divine” en mandarin), et son assistant Fu Liaobang, avaient été convoqués quelques instants auparavant pour rendre compte des évènements de la journée.
- Oui, fit Wentian d'une voix presque inaudible.
- Comment peut-on être sûrs que cette disparition est liée à notre expérience ?
- CNN indique une position probable à 200 km près qui correspond à celle que nous avons recalculé pour la porte. Et l'heure estimée de la disparition concorde aussi avec celle de l'essai.
- Vous voulez dire que nous avons envoyé cet avion…
Wentian articula péniblement.
- Le point de sortie prévu était la troposphère de Jupiter, colonel.
Tazhuo n'imaginait pas rapporter un tel incident à ses supérieurs. Le croiraient-ils ? Lui retireraient-ils le projet ? Puis il essaya de comprendre.
- Pourquoi la porte s'est-elle ouverte au milieu de l'Atlantique ? Nous maitrisons sa localisation depuis plusieurs mois pourtant.
- Oui, mais l’intensité du champ magnétique n’a pas été la bonne. Peut-être un incident matériel. Nous ne nous en sommes aperçus qu'en voyant que le ballon était toujours là. Le passage s'est bien ouvert, mais pas à l'endroit prévu.
- Et s’il s'était ouvert en plein milieu de Pékin ? Vous m'aviez assuré que cette étape du projet était franchie.
Tazhuo marcha lentement vers la fenêtre d'où l'on apercevait les hangars affectés au projet. Il resta silencieux quelques instants, puis demanda :
- Ils sont morts, bien entendu ?
- Oui. Il fait - 180 °C sur cette planète, il n’y a pas d'oxygène, et des vents de 600 km/h.
- Et si une sonde spatiale quelconque repère l'épave ?
- Colonel, c'est impossible.
- Pourquoi ? J'ai vu sur une télévision occidentale des photos satellite d'un robot de seulement un mètre de long qui roule sur Mars. Si les américains ont pu voir cela, ils pourront certainement voir un avion.
Wentian comprit que son chef faisait allusion au programme de rovers Spirit-Opportunity de la NASA. On pouvait effectivement identifier ces deux objets artificiels, pourtant minuscules, sur des images de la planète rouge. Mais là on parlait de Jupiter, un monde sans aucun rapport, heureusement.
- Il ne peut y avoir d'épave puisque Jupiter n'a pas de sol.
- Pas de sol ? Tazhuo écarquilla les yeux. Son incompétence flagrante en planétologie ne semblait pas lui poser de problème.
- Jupiter est une planète géante, expliqua Wentian. Une boule de gaz, en quelque sorte. Sous les nuages, il n'y a pas de surface solide, seulement une mer de gaz qui se transforme peu à peu en un fluide de nature mal connue. C'est un peu comme trouver un navire qui aurait coulé dans un océan de 50.000 km de profondeur.
Puis il ajouta tout doucement :
- L'objectif de ce programme est d'ailleurs d'étudier cet environnement…
Tazhuo eu envie de répondre qu'étant à l'origine du projet, il le savait encore mieux que lui, puis se ravisa. Car bien sûr, il n'allait pas dire à ces deux imbéciles de chercheurs que la science maquillait un programme de recherche militaire.
- Les expériences sont interrompues jusqu'à nouvel ordre. Je veux un compte-rendu complet de l'incident demain. Le matériel actuel doit être testé. En cas de nouvel échec, vous serez tenus personnellement responsables. Est-ce clair ?
- Bien mon colonel, répondit Wentian en avalant lentement. Son avenir professionnel, voire plus, était en jeu. Liaobang, quant à lui, était resté silencieux.
Les deux scientifiques sortirent du bureau, dissimulant leur tension. Ils n'avaient plus droit à l'erreur.


Resté seul, Tazhuo s'assit et se concentra. Par la fenêtre, il observait le désert de Mongolie intérieure où se trouvait le centre de recherche. Les évènements des derniers mois lui revinrent à l'esprit.
D'abord, la découverte, purement fortuite. Un laboratoire de l'armée étudiait la possibilité de détruire des équipements électroniques à distance, via un champ magnétique intense. Au cours d'une simulation, une sorte de trou d'environ deux mètres de large s'était matérialisé à quelques mètres du sol. L'air s'y engouffrait avec une force terrible. Les ingénieurs crurent d'abord avoir créé un trou noir, un objet physique à la force d'attraction infinie.
Puis ils comprirent que l’orifice était en fait un passage ouvert vers un autre lieu, en l'occurrence le vide de l'espace. Bien qu'incapable de trouver une explication scientifique au phénomène, ils tentèrent de le maitriser en faisant varier les paramètres à leur disposition : force de champs magnétique, orientation, etc.
Ces essais avaient attiré l'attention de Tazhuo, alors chargé d'inspecter les recherches pour le compte de la Commission militaire centrale, haut commandement de l'armée chinoise et de facto organe le plus puissant du pays. Il avait convaincu son président, prédécesseur de l'actuel secrétaire général du Parti Communiste Chinois, de créer une unité spécialisée dans l'exploitation de la découverte.
Il envisageait à l'origine d'utiliser les passages pour transporter une armée en quelques heures sur un champ de bataille lointain. Il avait suggéré ainsi qu'en cas d'invasion de Taiwan, l'armée populaire pourrait atteindre l'île sans avoir à traverser le détroit contrôlé par la flotte des Etats-Unis.
Toutefois en Chine populaire, le secret est une obsession. Il avait donc été décidé, outre le caractère confidentiel du projet, de lui donner en apparence une finalité scientifique. C'est ainsi que les équipes affectées croyaient travailler à l'envoi de sondes sur les planètes extérieures du système solaires. Le passage permettrait de réaliser en une seconde et avec une faible dépense d'énergie un trajet qu'une fusée classique mettait des années à réaliser.
La dernière tentative, réalisée le matin même, consistait à envoyer un ballon sonde dans la haute atmosphère de Jupiter. Il avait au préalable été lancé dans l'atmosphère terrestre, à quelques kilomètres au-dessus du désert de Gobi. Puis la porte devait s'ouvrir devant lui, et le transférer sur la planète géante. Après quelques heures de trajet, il aurait envoyé par radio un signal codé attestant sa position. C'est là que l'incident s'était produit.
Les générateurs de champ magnétiques avaient été activés, mais aucune porte ne s'était ouverte. Les équipes ne s'en étaient pas aperçu immédiatement, et n'avaient coupé l'alimentation qu'au bout de 8 minutes. Une fois l'anomalie identifiée, il était alors apparu que la porte avait pourtant dû s'ouvrir, mais à un endroit encore indéterminé. Quelques heures après, les informations internationales avaient rapporté la disparition d'un avion d'American Airlines au cours d'un vol transatlantique.
Tazhuo se leva et regarda la maquette d'un avion de chasse posée sur une étagère, dans un angle de son bureau. Une idée lui vint. Oui, cet incident était regrettable. Mais après tout le programme était top secret, et le monde n’avait aucune raison de savoir ce qui s'était produit. La réputation de l'armée populaire n'en souffrirait pas, et le Boeing disparu rejoindrait les grandes énigmes de l'aviation civile. Et surtout… si on pouvait faire disparaitre un avion de ligne, ne pourrait-on pas faire de même avec un avion de chasse ? Ne serait-il pas possible d'offrir à une escadrille ennemie un voyage sans retour sur Jupiter ?
Le colonel sourit. Finalement cette histoire offrait des perspectives intéressantes. Il se rassit à son bureau, ouvrit un tiroir et en sortit un cigare cubain.


Wentian et son assistant se retrouvèrent quelques instants plus tard dans le laboratoire. Pendant quelques instants aucun des deux ne parla. L’ambiance était lourde. Chacun des deux hommes réalisait qu’une épée de Damoclès pointait maintenant au-dessus de leur tête. Les régimes totalitaires ne pardonnent que rarement les échecs. Il fallait trouver au plus vite la raison du dysfonctionnement, faute de quoi leur vie serait en danger.
Liaobang brisa le silence le premier.
- J’ai peur. On avait pourtant tout prévu. Comment cette catastrophe a pu nous tomber dessus ?
- Je ne suis pas d’accord, lâcha Wentian d’un air las. Nous n’avions pas tout prévu, car nous n’avons qu’une maitrise empirique du positionnement du passage. On ne sait toujours pas pourquoi il s’ouvre !
Il serra les poings, contenant difficilement sa colère.
- Comment peut-on lancer un programme d’application pratique sans avoir au moins une théorie pour décrire les phénomènes que l’on veut exploiter ? C’est absurde !
Puis il se ressaisit. L’image de sa famille traversa son esprit. Il n’avait qu’un fils, conséquence de la politique de l’enfant unique imposée par le parti. Un petit garçon de 6 ans, bien trop jeune pour perdre son père.
Il pensa à ses parents, des paysans humbles du Henan. Agés, ils comptaient sur lui pour les aider financièrement, le paradis communiste n’ayant pas de système de retraite digne de ce nom.
Puis ce fut le visage de sa femme qui lui apparut.
- Fu, il faut tout reprendre à zéro. S’il y a eu une erreur, nous devons trouver laquelle.


Siège du NTSB, Washington, D.C., USA

Dans son bureau du NTSB, Charles C. Duke relisait le bulletin d’alerte qu’il venait de recevoir. Le vol AA6143 n’était pas arrivé à Londres. A 18h05, heure de New York, une dernière communication indiquait que tout était normal, puis plus rien. Aucun message automatique ACARS n’avait été reçu. Temps clément sur tout le parcours, confirmé a posteriori par les images satellites. L’avion s’était littéralement volatilisé.
Il envisagea alors les causes possibles. Un détournement ? Le Boeing devrait avoir été signalé dans un aéroport, ce qui n’était pas le cas. Et à l’heure qu’il était, il devrait avoir consommé tout son carburant depuis longtemps. Un crash ? Plus probable. Les secours étaient déjà prévenus. Mais pourquoi ? Décrochage ? Survitesse ? Et si oui, pour quelle raison ? Un gel des sondes Pitot, comme pour cet Airbus d’Air France en 2009 ? Peu probable par beau temps. Les pilotes ? Des professionnels expérimentés aux états de service impeccables.
En fait, il ne pouvait même pas formuler une hypothèse. Il faudrait au moins attendre de trouver des débris de l’avion.
Duke se leva et se rendit au briefing.


Base 144, province de Mongolie Intérieure, Chine

Wentian et Liaobang se présentèrent devant le bureau du colonel à 19h précises. Tazhuo les reçut immédiatement.
- Alors ? fit-il simplement.
Wentian essaya d’être concis.
- Nous avons découvert une défaillance dans un émetteur de champs. L’intensité demandée n’était pas celle émise réellement. Le décalage explique parfaitement l’accident observé.
- Qui a fabriqué cet équipement ?
- Un sous-traitant de Canton, Heiwan Power Systems.
- Je vais vous envoyer une équipe d’enquêteurs de l’autorité d’approvisionnement de l’armée. Ils remonteront jusqu’à ceux qui ont produit l’élément en cause. Et les sanctionneront. De votre côté, aucun mot sur cette histoire.
En clair, quelques personnes allaient être fusillées. Wentian en eu froid dans le dos. Puis il enchaina :
- Pouvons-nous reprendre nos tests ?
Le colonel semblait impassible.
- Oui, mais il va y avoir quelques changements.
- Lesquels ?
- Nous allons vous adjoindre une équipe d’ingénieurs supplémentaire, qui arrivera de Pékin dans 4 jours. Vous devrez les intégrer totalement au projet. Grace à eux, vos recherches avanceront plus vite.
Sur ce, Tazhuo les congédia.

Lorsqu’ils furent à nouveau seuls, Liaobang fit part de sa consternation.
- Une équipe d’ingénieurs ? En temps normal j’aurais été ravi, c'est toujours bien d’avoir de l’aide. Mais alors pourquoi on nous répété que la confidentialité du projet était primordiale ? Et qu'il fallait absolument travailler en équipe réduite ?
- Tu n’y es pas, Fu, objecta Wentian. “On” veut sans doute accélérer les recherches, mais surtout que notre savoir-faire soit partagé. Au cas où l’un d’entre nous serait indisponible.
- Tu entends quoi par indisponible, fit semblant de demander Liaobang ?


- Contact !
Liaobang appuya sur l’interrupteur. Sur l’écran de contrôle, un disque noir d’environ 60 cm de large se matérialisa. Un flot de poussière monta immédiatement du sol pour venir s’y engouffrer.
Wentian regarda par la fenêtre. On y voyait le terrain plat de 30 hectares situé à côté du centre de recherches. Il était parfaitement vide, à l’exception d’une petite tour de métal de 5 mètres de haut placée en son centre, et surmontée d’une caméra vidéo. Elle permettait d’observer les effets des expérimentations à une distance de sécurité suffisante. Wentian, situé trop loin, ne distinguait qu’un point en face de la tour. A côté de lui, en t-shirt et la chevelure teinte en vert, officiait Zhao, 22 ans, chef de l’équipe de développement logiciel, chargé présentement du calibrage. L’échec était interdit : le passage devait s’ouvrir exactement à l’endroit prévu.
- Le disque se place à la position prévue, avec une marge de 5 mètres environ. Très forte aspiration, donc différence de pression avec l’autre côté. On doit bien aboutir dans l’espace.
L’expression “l’autre côté” désignait l’endroit où menait le passage. Pour ce test, il avait été volontairement placé à 5000 km d’altitude.
- Coupure !
Nouvel appui sur l’interrupteur. Le disque disparu instantanément et la poussière retomba.
- Tu imagines, fit Liaobang, si on laissait cette ouverture activée suffisamment de temps, toute l’atmosphère de la terre pourrait s’échapper…
- Oui, mais on ne le fera pas. Maintenant, Zhao, recalcule-moi une autre destination.
- Déjà ? Tu ne veux pas contrôler celle-ci d’abord ?
D’ordinaire, on installait au bout d’un bras mécanique une nacelle contenant une caméra et quelques autres détecteurs comme un thermomètre et un capteur de pression. Puis on faisait passer le tout au travers du passage pour observer l’autre côté, et essayer de déduire s’il menait bien à l’endroit prévu. En cas de test dans l’espace, la caméra permettait d’effectuer un relèvement aux étoiles.
Pourtant, Wentian ordonna de passer outre.
- Négatif, la nouvelle position est la suivante.
Il nota des coordonnées sur un papier. Le jeune informaticien les lus et regarda Wentian d’un air sidéré.
- Une altitude négative ? Tu veux ouvrir un trou dans le sol !
- Ce n’est pas le sol, c’est l’océan pacifique. Je veux un passage à ces coordonnées, pour une durée d’une seconde.
- OK, mais le logiciel est programmé pour refuser ce genre de demande.
- Pourquoi ?
- C’est une sécurité. Le passage est censé servir à des sondes atmosphériques, pas à des plongeurs.
- Il l’est toujours. Mais pour le moment nous sommes en phase de test. Peut-on contourner ce blocage ?
- Oui mais, heu, moi seul peut le faire. Je dois m’authentifier avec un compte spécial réservé aux développeurs.
- Alors vas-y.
Zhao entra lentement les coordonnées dans l’ordinateur, et un message d’alerte apparu. L’ “autre côté” allait être situé à 4000 mètres sous l’eau.
- Tu es sûr ? fit Liaobang, hésitant.
- Tout à fait.
L’assistant pressa l’interrupteur. Au milieu du terrain, un formidable jet d’eau sembla sortir de nulle part, et arrosa la tour d’observation, arrachant net la caméra. Il s’étendit sur près d’une cinquantaine de mètres, quasiment à l’horizontale, avant de cesser d’un coup.
Les trois hommes restèrent ébahis par le spectacle. L’énorme pression des abysses avait été brièvement mise en contact avec celle, infiniment plus faible, de l’atmosphère.
- Fu, ordonna Wentian, fais réparer la tour. Je crois qu’on progresse.


- Alors ? demanda Duke au téléphone.
- Rien, aucune trace. Pas de débris. Mais la zone à fouiller est large. Et pour l’instant on en est toujours à l’hypothèse d’une chute entre 18h et 19h. Si l’avion a volé plus longtemps, on est mal barrés.
- Je sais. Faites au mieux. Dans combien de temps les navires arriveront-ils ?
- Encore 30h au minimum.
- OK, tenez-moi au courant.
L’enquêteur du NTSB raccrocha. Les équipes de secours de la Navy avaient envoyé deux avions pour une reconnaissance visuelle du présumé crash. Sans succès.
Assis en face de lui se tenait son collègue Milton Korsky, avec lequel il avait épluché toutes les données relatives au Boeing 767 d’American Airlines. Révisé un an auparavant, il n’avait jamais connu d’incident particulier.
- Tu en penses quoi ? demanda Korsky.
- Objectivement je n’ai pas de théorie, puisqu’on n’a pas un seul élément de preuve. Je n’ai qu’une intuition.
- Laquelle ?
- Cet avion ne s’est pas crashé. J’ai du mal à le croire.
- Le navire va rechercher le signal des FDR. Ça va peut-être nous aider.
- Oui mais la portée de l’émission est tellement faible qu’il faut être tout près de la zone de l’épave pour la capter. Or pour le moment, on a peut-être 500.000 miles carrés à explorer. Les batteries seront vides bien avant.
Les FDR ou Flight Data Recorders, plus connus sous le nom de “ boites noires ”, étaient équipés d’un émetteur envoyant un signal radio censé faciliter leur localisation. Mais la batterie qui l’alimentait n’avait qu’une autonomie de 30 jours maximum.
L'air dubitatif, Korsky demanda :
- S’il ne s’est pas crashé, alors quoi ?
Duke passa sa main sur sa nuque en soupirant.
- Joker.


Province du Henan, Chine, un mois plus tôt

Wentian cogna à la porte mais ne reçut pas de réponse. Il se décida à entrer malgré tout. L’intérieure de la petite maison était parfaitement calme. Il la traversa et aboutit au jardin. Au milieu de celui-ci, un homme visiblement âgé lui tournait le dos.
- Papa ?
Le vieillard se retourna. Wentian vit que son père paraissait fatigué, beaucoup plus que lors de sa précédente visite. Modeste paysan, il n’avait jamais été gros, mais aujourd’hui son corps était plus maigre encore qu’avant.
- Mon fils, viens donc me voir.
Wentian s’approcha de son père et le serra dans ses bras. Puis il s’enquit de sa santé.
- Oh je vais bien, mais ce n’est pas le cas de ta mère. Elle a pris froid hier et est restée couchée depuis ce matin. Depuis notre rencontre, c’est la première fois qu’elle est inactive.
Puis il enchaina sur un autre sujet.
- Comment se déroule cette mission que l’on t’a confié ?
- Tout va bien, mentit Wentian. Mais j’ai beaucoup plus de travail ces derniers temps.
- Dis-moi la vérité, est-ce que tout va bien ?
- Je ne te mens pas, tout va pour le mieux.
- Ecoute donc ce que j’ai à te dire.
Son père prit Wentian par le bras, et lui fit signe de marcher vers le fond du jardin.
- Tu es mon seul enfant, et j’ai mis toute mes espoirs en toi. Ils n’ont pas été déçus. Tu es un scientifique brillant. Mais tu prends trop de risques en travaillant pour l’armée.
- Je suis un chercheur, pas un militaire. Je ne serai pas envoyé sur le front, si ça peut re rassurer.
- Il y en aura bien un un jour ou l’autre, la guerre est dans la nature des hommes. Mais je ne crains pas que tu sois blessé au combat. Non, c’est ta fonction qui me préoccupe.
- Mes recherches se font avec des protocoles de sécurité très stricts. Je ne risque pas grand-chose.
- Il ne s’agit pas de cela. Le risque donc je te parle est politique.
Wentian s’arrêta de marcher. Son père poursuivit.
- Quand j’avais ton âge, en 1949, j’ai eu l’occasion de fuir le continent pour Taïwan. Ta mère et moi avons préféré rester, parce que nous pensions naïvement que le régime de Mao avait des aspects positifs. Mais très vite nous avons dû déchanter. J’ai vu de bons amis être exécutés ou humiliés publiquement pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis. J’ai vu la souffrance engendrée par une idéologie étrangère à notre histoire et à notre mode de vie. J’ai moi-même du renier certaines personnes pour ne pas partager leur sort.
- Tout cela est fini maintenant.
- Non, ça ne l’est pas. Notre pays se transforme mais la nature du pouvoir n’a pas changé. Et je sais une chose : ce pouvoir est avide de survivre. Il ne veut pas être emporté par le flot de la modernité. Alors il a besoin d’hommes brillants comme toi pour se maintenir.
Wentian était mal à l’aise. Critiquer le régime était très risqué.
- J’ai un poste passionnant, un bon salaire, et une famille. Que demander de plus ?
- Dis-moi, que fais-tu exactement ?
- Je te l’ai déjà dit, je ne suis pas autorisé à en parler. Même à toi.
- Je sais que tu travailles dans cet… endroit éloigné, et je n’aime pas cela. D’ordinaire, on met les gens à l’écart lorsqu’il y a un risque.
- Pourtant on m’autorise à venir te voir. Beaucoup n’ont pas cette liberté.
- Oui mais pour combien de temps ?
Wentian ne voyait pas quoi répondre.
- Ne mets pas ton talent au service du régime, car cela se retournera contre toi. Notre pays a une longue histoire, il lui survivra. Mais je ne voudrais pas que mon fils compte parmi ses victimes.
- Je dois être loyal. Si un jour ce n’est plus le cas, vous pourriez en subir les conséquences.
Le père de Wentian serra son bras de toute la force de sa main osseuse.
- Peu importe notre sort, à ta mère et moi. Nous sommes âgés, notre vie est derrière nous. Si un jour tu dois choisir un autre avenir, fais-le sans craindre pour tes parents. Fais-le pour toi, et pour ta famille. Penses-y, si tu aimes ton père.


Ministère de la Défense, Pékin, Chine

- Veuillez entrer, fit l’aide de camp, Monsieur le ministre vous attend.
Le colonel Wen Tazhuo pénétra dans le bureau du général Yuxiang, ministre de la défense de la République Populaire de Chine. La pièce, immense, était décorée comme il se doit d’un portrait de Mao sur le mur gauche et d’une carte du monde, centrée sur l’Empire du Milieu, sur le mur droit.
- Mes respects, mon général.
Le ministre lisait un rapport et ne leva même pas les yeux vers son visiteur.
- Où en est Shén mén ?
A l’instar du Grand Timonier, beaucoup de dirigeants chinois accueillaient leurs subordonnés sans politesse aucune, en leur demandant directement les nouvelles.
- Nous progressons. Nos hommes sont motivés, et du personnel complémentaire va bientôt…
- Quand serez-vous prêts ? interrompit Yuxiang, toujours concentré sur sa lecture.
- Nous n’avons pas encore de date précise. D’après les derniers essais, il se pourrait que…
- Les fonds alloués au projet sont-ils insuffisants ?
- Non, mon général. Mais je crois que…
- Alors quoi, colonel ? Yuxiang daigna enfin regarder son interlocuteur. Vous venez me voir pour me dire que vous êtes en retard ?
Tazhuo comprit qu’il fallait offrir du concret.
- Nous savons choisir la largeur du portail, et fixer son emplacement à quelques mètres près.
- Et tout cela sans la moindre explication théorique ? Je vous félicite, colonel.
Le ministre avait parlé sur un ton glacial, qui contredisait totalement son propos.
- Nous savons aussi choisir la destination. A quelques mètres près également.
- Soyez plus précis.
- Nous pouvons ouvrir un portail de 100 mètres de large menant dans la rue de New York de votre choix.
Yuxiang posa son document et se leva lentement.
- Dans ce cas, il est temps de passer à la phase opérationnelle.
- Dès maintenant ?
- Oui, puisque vous me dites que l’on peut déjà utiliser votre découverte pour voyager d’un point à un autre. Nos services de renseignements doivent commencer à se familiariser avec elle. Vous imaginez sans peine les informations qu’ils pourront récupérer ainsi. Plus aucun lieu ne nous sera inaccessible.
Tazhuo repensa à l’accident du Boeing, dont son supérieur ne savait rien.
- Mon général, en l’état le phénomène n’est pas encore assez bien maitrisé. Je demande encore un peu de temps avant de le confier à nos hommes.
Yuxiang fit le tour de son bureau en donnant des petits coups de doigts sur le placage.
- Faites vite, colonel. Les occidentaux pourraient découvrir tout cela à leur tour, ce qui annulerait notre avance. Il faut exploiter celle-ci le plus vite possible. D’ailleurs, dans quelques jours, je viendrai personnellement inspecter les travaux.
- Bien compris, mon général.
- Veillez bien à la confidentialité du programme. Toute indiscrétion doit être traitée comme un crime.
Tazhuo prit congé. Dans l’avion qui le ramenait au centre de recherche, il se promit d’offrir au ministre une démonstration impressionnante. Sa carrière en dépendait, après tout.


Charles C. Duke entra dans la salle du briefing où lui et ses collègues faisaient le point sur l’avancée des recherches du Boeing disparu. La réunion d’aujourd’hui allait notamment porter sur les témoignages d’autres appareils présents dans la zone supposée du crash.
Sophia Conner, une grande blonde à l'air un peu arrogant, commença.
- Voici les infos que j’ai glané ce matin. Le commandant de bord et le second du vol Lufthansa 3510 étaient, à 18h10, à 50 miles environ de la dernière position connue du Boeing. Ils disent avoir vu un nuage orageux de petite taille, isolé, mais se déplaçant très vite.
Duke réfléchit un instant, puis s’adressa au spécialiste météo, Alan Reeves, un petit homme aux allures d'intellectuel avec son crâne dégarni et ses épaisses lunettes noires.
- Alan, tu as le relevé ? Il dit bien qu’il n’y avait aucune formation nuageuse, non ?
- Ouais, c’est le cas. “Ciel clair”. D’ailleurs le taux d’humidité de l’air ne concorde pas avec la présence d’orage. Et un nuage isolé qui se déplace vite, c’est un peu bizarre comme description.
- Une tornade peut-être ? fit Milton Korsky.
- Non, impossible à cette latitude et encore moins compte tenu de la température, coupa Reeves.
- On en est certain ? Ou bien y a-t-il une marge d’erreur ? insista Duke.
- Certain. Même les phénomènes exceptionnels comme la tempête de 1999 en Europe s’expliquent. Mais pas une tornade isolée dans l’Atlantique nord à cette époque de l’année. Ou alors je dois changer de métier.
- D’autres hypothèses ?
- La foudre est à écarter pour les mêmes raisons. Le givre aussi, improbable vu la température et le fait que l’accident se soit produit plusieurs heures après le décollage. D’ailleurs il n’a pas gelé sur le tarmac où l’avion a passé sa dernière nuit.
Duke se tourna à nouveau vers Milton.
- Quel type de problème technique pourrait coller avec notre cas ? Envisageons-les tous.
- J’ai déjà fait cette revue avec les types de Boeing. L’ingénieur chef n’écarte aucune option si l’on admet que l’avion s’est crashé. Par exemple la décompression, l’explosion de gaz résiduels dans le réservoir, ou la déchirure d’un morceau de fuselage.
- Mouais. Disons que tout est possible. On est bien avancés.
Duke se leva, frustré. Pour avancer, il fallait la preuve du crash. Juste une petite preuve : un simple morceau de métal suffirait à confirmer que ce satané zinc s’était bien abimé dans l’océan.
- On a quoi comme hypothèse terroriste ?
- La cellule du FBI avec qui nous travaillons ne l’exclut pas, mais pour le moment aucune revendication. Et d'après eux, la liste des passagers ne montre ni suspect, ni personnalité pouvant être une cible.
Duke le savait déjà. Il repensa à la remarque sur le nuage orageux. Pourquoi ne le voyait-on pas sur les photos météo ? Les pilotes allemands avaient-ils rêvé ?


Li Wentian regardait l’écran de son ordinateur d’un air las. Un coup d’oeil à la montre : 23h10. Un rapide calcul lui montra qu’il avait dormi moins de 10 heures durant les trois derniers jours. Il se dit qu’il avait trop travaillé sur le projet Shén mén. La menace du colonel était certes une formidable motivation. Mais la fatigue n’apportait rien de bon et augmentait le risque d’une erreur qu’il pourrait payer très cher.
Wentian se leva, quitta son laboratoire et se dirigea vers la section habitation du centre de recherche, où il disposait d’une petite chambre. Les couloirs étaient quasi déserts. En passant le premier contrôle de sécurité, il fut pris d’une étrange impression. Toute cette sécurité, cette supervision par l’armée… Il se doutait bien que ses recherches avaient une finalité partiellement militaire. Mais la voix de son père tournait en boucle dans son esprit.
Il repensa à l’essai réussi d’ouvrir un passage vers les abysses. Il avait voulu tester ce scénario par curiosité, excité de voir ce qu’il pourrait donner. Mais ne risquait-il pas de donner des idées à ses supérieurs ?
Il parvint dans sa chambre. Elle ne faisait guère plus de 10 mètres carrés. Un lit en fer, une armoire et une chaise constituaient le seul mobilier. Wentian s’assit et commença à réfléchir à sa propre vie. Il avait travaillé loyalement pour son pays. Mais maintenant il avait l’étrange impression d’être en danger.
Mais que faire ? Bientôt il devrait former une nouvelle équipe. Que se passerait-il quand elle serait opérationnelle ? Serait-il envoyé ailleurs, affecté à une autre mission ? Sans doute, puisqu’il avait tout de même donné satisfaction en parvenant à maitriser l’incroyable phénomène du passage.
Mais si quelque chose tournait mal ? S’il provoquait à nouveau la mort d’hommes ?
Cette nuit-là, malgré la fatigue accumulée, il ne put dormir complètement. Il repensa au sort des malheureux passagers de l'avion américain. Qu'avaient-ils ressenti ? A l'altitude choisie pour le passage, la pression extérieure était proche de celle de la surface de la terre. Mais il y a eu forcément la forte gravité de Jupiter. Puis l'asphyxie en l'absence d'oxygène. A moins que la force inouïe du vent n'ait brisé l'appareil tout de suite.
Le lendemain matin il prit la décision d’en savoir plus sur le projet. Et accessoirement de se préparer au pire.


Banlieue de Washington D.C., USA

Duke ouvrit une canette de Coca light et s’assit dans le canapé. La maison de Jeffrey Davis était confortable, mais bien plus petite que la sienne. Davis jeta un coup d’oeil à la boisson en souriant.
- Tu fais encore semblant d’être au régime ? Au fait, l’Aspartame est cancérigène.
- N’aborde pas les sujets qui fâchent, s’il te plait. Sans Coca je ne peux plus bosser, surtout la nuit.
Davis se servit une eau gazeuse et Duke entra dans le vif du sujet.
- Jeff, j’avais besoin qu’on se voie pour parler boulot.
- Aïe, je commence à avoir peur.
- Tu bosses toujours pour la NSA ?
Davis répondit négligemment.
- Disons que je voulais être mal payé, faire des heures sup régulièrement et ne pas pouvoir raconter ma journée à ma femme sans violer un secret d’état. Donc j’ai choisi une agence gouvernementale.
- OK, alors je vais t’expliquer mon problème. Tu as entendu parler du Boeing qui a disparu ?
- Difficile de ne pas être au courant. Cette affaire tourne en boucle à la télé. Je suppose que tu travailles dessus ?
- C’est moi qui suis chargé de coordonner l’enquête.
- Ah oui ? Alors ça donne quoi ? On dit qu’il n’y a aucune piste sérieuse ?
- C’est bien le cas. On a tout envisagé, mais sans épave de l’avion on ne peut que faire des hypothèses. Je te passe les détails : avarie matérielle, détournement… Mais rien ne tient debout.
- Donc on fait quoi dans ce cas ?
- On continue à chercher l’avion. Il y a un bateau qui s’en occupe, tu as du le voir aux infos. Le FBI est sur le coup aussi. Et moi je me creuse la cervelle.
Davis but une gorgée en regardant son ami dans les yeux.
- Et tu as un commencement d’idée ?
- Non, mais il y a un détail que je voudrais éclaircir.
- Explique.
- Un avion qui passait à proximité du Boeing a vu un phénomène météo bizarre. Or aucune trace de celui-ci sur nos photos satellite.
- Quoi comme phénomène ? Ne me dis pas qu’il y avait une soucoupe volante dans le coin.
- Non, plutôt un nuage petit et rapide. Un phénomène très localisé, comme une tornade, qui pourrait détruire un jet et disparaitre assez vite ensuite.
- Miss météo en pense quoi ?
- Que c’est tout à fait impossible vu les températures et la latitude. Mais c’est troublant tout de même.
- OK, et tu attends quoi de moi ?
- Des photos.
- Des photos ? Tu n’as pas un satellite dédié à cela ?
- Tu sais bien qu’un satellite météo est géostationnaire et équipé de caméras à champ large. C’est bien pour montrer un anticyclone de 2000 km de long. Mais moi je veux voir un nuage mille fois plus petit.
- Je t’arrête, il y a un problème.
- Lequel ?
- Quel genre de satellite filme avec gros zoom une portion de l’Atlantique nord ? Il n’y a rien à voir, juste des vagues, au mieux un gugus qui tente la traversée à la planche.
- Je pense que la NSA a ce genre d’image.
- Et pourquoi ?
- Parce que vos satellites sont sur orbite basse. Leur position évolue sans cesse, et ils passent forcément au-dessus des océans à un moment ou à un autre. Il y a peut-être une petite chance pour que l’un d’eux ait vu quelque chose.
Davis sourit.
- Ecoute Charlie, ce genre de truc est confidentiel. Tu comprends qu’une image renseigne sur nos capacités.
- Oui, mais j’aimerais que tu regardes tout de même. Je t’enverrai par mail les coordonnées de la zone et l’heure. Si tu dois flouter quelque chose, tant pis. J’ai juste besoin de savoir si un nuage suspect a bien existé. Parce que si on ne retrouve pas l’avion, l’enquête peut durer des années.
- Je verrais ce que je peux faire, mais je ne te promets rien.
La conversation se poursuivit sur d’autres sujets.


Wentian pianotait sur la console. En théorie il travaillait à la simplification du programme d’ouverture du passage, mais son esprit était ailleurs. Comment vérifier si son intuition, ou devrait-il plutôt dire ses peurs, étaient fondées ?
Fu l’interrompit dans ses réflexions.
- Tout va bien ?
- Oui.
- Peut-on commencer la préparation de la phase 3 ?
Il s’agissait de préparer un nouvel envoi d’un ballon sonde sur Jupiter. Cela fit réagir Wentian.
- Fu, tu crois vraiment que ce programme est à finalité scientifique ?
- Bah j’ai des doutes, mais bon, je fais confiance à nos chefs. Pourquoi ?
- Rien, une idée comme ça.
Ils continuèrent leur travail. L’ordinateur fut programmé pour une tentative le lendemain, à 10h.


Washington D.C., USA

Duke reçut le coup de fil vers 19h. C’était Jeffrey Davis.
- Passe chez moi, fit ce dernier, j’ai quelque chose qui pourrait t’intéresser.
L’enquêteur du NTSB ne se le fit pas dire deux fois. Trois quarts d’heure après, Davis lui tendit une enveloppe.
- Regarde.
A l’intérieur, plusieurs photos. Sur la première, on distinguait un nuage de forme très allongée. Sur la deuxième, le même nuage et, oh surprise, une minuscule croix argentée qui s’avérait être un avion, volant en direction du nuage.
- Quelle est l’échelle de temps de ces images ?
- 30 secondes entre chaque. Et tu n’as pas encore regardé la dernière.
Il en restait une en effet. Duke y jeta un œil et n’en cru pas ses yeux.


Le colonel Tazhuo convoqua Wentian et Liaobang. En entrant dans le bureau, ils trouvèrent le colonel avec un inconnu.
- Je vous présente Hua Meifeng, ingénieur au ministère de la défense. Lui et son équipe vont participer à vos travaux. Je veux que nos connaissances soient partagées avec eux. Ils doivent maitriser parfaitement le positionnement du passage.
Tazhuo marqua un silence de quelques secondes, comme pour donner un côté solennel à la suite.
- Nous allons également accélérer nos tests. Plusieurs ballons de l’armée vont être expédiés sur Jupiter dans une semaine.
- Plusieurs ?
- Oui. Il nous faut des résultats. Cette opération devra être menée par la nouvelle équipe.
Wentian ne put masquer son étonnement.
- C’est un délai bien court pour maitriser le processus d’ouverture.
- Il faut pourtant qu’il soit tenu, balaya le colonel. Nos supérieurs viendront sur le site ce jour-là. Il importe de leur montrer notre savoir-faire.
- Bien, mon colonel, répondit Wentian, impassible.
Puis il pensa intérieurement.
- Mes jours sont comptés.


La nuit suivante, Wentian se leva vers 2h, s’habilla et se rendit dans le laboratoire. Il avait expliqué à la sécurité que, étant sujet aux insomnies, il se remettait au travail pour arriver à s'endormir. Quoique peu convaincu, le garde armé l’avait tout de même laissé entrer. Après tout c’était le scientifique le plus important du programme.
Wentian pianota quelques minutes sur la console. Allait-il vraiment faire cela ? Il le fallait, il devait être sûr que c’était possible. Il enclencha le programme d’ouverture du passage et entra une destination. Celle-ci était constituée, sur Terre, de coordonnées géographiques. Il devait d’abord saisir celles du point de départ, le laboratoire. Ces données étaient déjà mémorisées, ce qui n’était pas un problème. Puis il sélectionna un lieu sur une carte virtuelle et reporta les valeurs de latitude et de longitude dans le logiciel. Enfin, il se leva et souleva le clapet de sécurité de l’interrupteur, puis enfonça le bouton vert qu’il protégeait.
Aussitôt, un disque noir se matérialisa en face de lui, de deux mètres de diamètre environ. L’aspect était totalement opaque : pour une raison inconnue, les rayons lumineux ne passaient pas. Il sentit toutefois un violent coup de vent froid en pleine figure. La pression atmosphérique de la destination n’étant pas identique à celle de la pièce, l’air sortait violemment de l’orifice artificiel.
Wentian s’approcha, pris sa respiration et, tout doucement, passa son bras au travers du disque. De l’autre côté il sentit le froid. Rassemblant tout son courage, il passa une jambe au travers de l’ouverture… et ne sentit pas de sol de l’autre côté.
- Merde, l’altitude.
Il se protégea le visage du flux d’air et passa alors la tête. De l’autre côté, il faisait nuit noire. En regardant vers le bas, il vit qu’il était environ à 5 ou 6 mètres du sol. Et en relevant les yeux, il distingua une maison.
Celle de ses parents.


Seul dans son bureau, Duke ne savait pas quoi conclure. La dernière photographie l’avait laissé sans voix. Il prit son téléphone et appela Milton Korsky.
- Tu voulais me montrer un truc ?
- Regarde ces images et donne-moi ton interprétation.
Korsky n’en revenait pas non plus.
- C’est dingue, que s’est-il passé ?
- Je me perds en hypothèses. Mais cela dépasse sûrement nos compétences.
- Oui, il faut appeler les gros bonnets du MIT, au moins. Tu dis que c’est la NSA qui t’a fourni ces images ? Comment est-ce possible ?
- Un service rendu par un vieux copain de fac. Pas très régulier mais ça nous aide à avancer.
- On devrait en parler à Rob.
Rob Gerschwin était le supérieur de Duke au NTSB. Lui pouvait affecter plus de moyens à une enquête s'il le jugeait utile.
- OK, allons le voir.


Wentian avait modifié plusieurs fois et très finement le réglage du passage. Celui-ci ne paraissait pas bouger, mais quand il le traversa à nouveau, il n’était plus qu’à 50 cm du sol. Il enjamba totalement le disque et se retrouva dans le jardin de son père, à 1500 km du centre de recherche.
Il fit quelques pas, ne pouvant y croire. Oui, il avait franchi 1500 km en une seconde, sans effort, sans rien ressentir. Il resta figé plusieurs minutes, envisageant les conséquences incroyables de cette découverte. Les pensées se bousculaient dans son esprit. C’était une révolution comme on n’en avait jamais vu depuis l’invention de la roue. La distance ne compterait plus. Chacun pourrait voyager où il voudrait. Même l’Univers allait devenir la porte à côté.
Il se retourna et se figea sur place.
Le passage avait disparu.


Gerschwin tenait les photos devant lui, perplexe.
- Eh bien, qu’est-ce qu’on voit de si intéressant sur la dernière ?
- Justement, rien, fit Duke.
- Rien ?
- Oui, il n’y a plus rien, moins d'une minute après la photo précédente où on distingue un nuage de plusieurs centaines de mètres de long. Voilà le problème.
Gerschwin se caressa le menton. Enquêteur expérimenté, il avait appris à se méfier des conclusions trop hâtives.
- Qu’est-ce qui me dit que la dernière photo montre bien le même champ ? On ne voit que la mer, donc aucun point de comparaison ne permet d’en être sûr.
- Un satellite de la NSA ne se trompe pas. C’est la même zone.
- Admettons, et comment expliquer ce phénomène ?
- Il n’y a aucune explication, fit Korsky. Un nuage est fait de molécules d’eau en suspension. Il peut se diluer et disparaître, c’est d'ailleurs ce qui finit toujours par arriver, mais pas dans un laps de temps aussi court.
- Et le fait est que cela correspond exactement avec la disparition de l’avion, ajouta Duke. Il entre dans le nuage, et “boum”, les deux se volatilisent.
- L’avion est bien celui qui a disparu ?
- Oui, un agrandissement permet de vérifier le modèle et le nom de la compagnie, donc le doute est faible.
- Je veux bien admettre que c’est étrange, fit Gerschwin, mais c’est un peu léger. On n'a rien de précis : juste un phénomène, pas d’explication. Et encore une fois, si et seulement si le satellite ne s’est pas planté, ce qui ma foi n’est pas non plus totalement inimaginable.
Duke insista.
- Rob, si on ne trouve pas d’épave, ce sera notre seul début de piste.
Gerschwin posa les photos sur le bureau.
- Bon, tu veux quoi ?
- Qu’on mette sur ce coup tous nos moyens. Je veux dire : pas seulement ceux du NTSB.
- Ah. Je dois aussi appeler la NASA ? fit Gerschwin en souriant.
- Et pourquoi pas ?


Wentian commença à paniquer. Il n’aurait jamais dû faire cette expérience seul. Maintenant il allait devoir s’expliquer sur l’incident. Et les conséquences seraient… mais il préféra essayer de ne pas y penser. Pendant quelques instants, d’un air las, il regarda l’espace vide devant lui. Puis il fit demi-tour et allait marcher vers la maison de son père, quand un détail le frappa. Il sentait un bruit de vent derrière lui. Il se retourna.
Le passage était à nouveau ouvert.
Sans réfléchir, il courut, le traversa d’un seul coup et, emporté par son élan, termina sa course en heurtant violemment une armoire métallique. Puis il ouvrit les yeux, hébété. La lumière d’un néon l’éblouit. Il se trouvait dans une pièce éclairée, chauffée, et reconnu le laboratoire. Devant lui, complètement sidéré, se tenait Fu Liaobang.
- Que… qu’est-ce qui s’est passé ? balbutia son assistant.
- J’ai essayé de le faire.
- Quoi ? Le test du voyage humain ? Tu l’as fait seul ? Mais pourquoi ?
Wentian réfléchit quelques secondes avant de répondre.
- Je voulais essayer, j’étais terriblement impatient de savoir si ça marcherait.
- Tu aurais dû attendre le jour, lorsque tout le monde est présent. Tu as pris un risque énorme ! Quand j’ai vu le passage ouvert, ici, en plein milieu du labo, j’ai eu le réflexe de couper l'alimentation. J'ai pensé à un incident comme celui de la dernière fois. Puis j’ai vu qu’une destination avait bien été programmée, alors je l’ai réouvert. Heureusement que tu m’avais parlé de la maison de ton père…
- N’en parlons plus. C’était une erreur.
Sans attendre d’autres questions embarrassantes, Wentian repartit vers ses quartiers.


Le lendemain, Wentian et Liaobang commencèrent à former la nouvelle équipe. Hormis Hua Meifeng, elle comptait 3 ingénieurs, tous de même profil : formés à l’Académie des sciences de Pékin, et recrutés par l’armée. Ils commencèrent par une présentation générale des équipements.
- Voici les consoles de commande. Elles sont reliées à une batterie de serveurs hébergés dans la salle technique, au bout de ce couloir. Les applications sont en grande partie celles développées à l’origine pour le projet Foudre Divine, ayant pour but la création d’une arme électromagnétique. Après la découverte accidentelle du Passage, les ressources ont intégralement été réaffectée au projet actuel.
Wentian s’arrêta devant deux écrans plus larges que les autres.
- Ici se pilote le logiciel spécifiquement développé pour le passage. Il permet notamment la sélection du point de départ, de l’arrivée, et de la largeur du passage. Un minuteur permet de programmer une ouverture et fixer sa durée. La localisation d'un point sur Terre se fait grâce aux coordonnées géographiques standards. Dans l'espace, on utilise un autre référentiel dont le point central est notre soleil.
L’équipe traversa plusieurs pièces avant d’aboutir dans une salle d’environ 10 mètres sur 10, au revêtement entièrement blanc, et éclairée d’une intense lumière par d’innombrables appliques. Le plafond était à au moins 20 mètres de hauteur. Au centre, trônait une étrange machine cylindrique qui semblait constituée d’un assemblage de bobines. De multiples câbles électriques la reliaient aux murs.
- Voici le générateur. Il a été développé à l’origine pour produire un champ magnétique intense et essayer de le focaliser sur des objets, afin d’étudier quels effets il pourrait engendrer. Mais aujourd’hui, il a une toute autre fonction.
Ils retournèrent dans la salle de contrôle. Le groupe commença à poser des questions.
- Le passage a-t-il été testé par des humains ?
- Non, mentit Wentian en se forçant à ne pas regarder son assistant.
- Donc comment peut-on être sûr qu’il est sans danger ?
- Les sondes qui l’ont traversé n’ont rien détecté qui présente un risque. En fait, on passe directement de l’environnement de départ à celui d’arrivée. Il n’y a aucune étape intermédiaire.
- Combien de personnes faut-il pour commander l’ouverture ?
- Une seule, si elle maitrise le logiciel et que le générateur électrique est branché.
- Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
- Nous voulons affiner encore le système de positionnement, pour que l’ouverture se fasse très précisément à l’endroit voulu. Cela dit, pour l'instant, notre précision maximale est d'environ deux mètres.
L’un des membres du groupe regarda l’ingénieur chef droit dans les yeux. Puis il parla sur un ton parfaitement monocorde, presque menaçant.
- Vous serez décoré pour votre travail, professeur Wentian. Cette découverte va être un atout immense pour notre pays.
L’intéressé ne répondit pas. Cette phrase semblait tout sauf un compliment.


Le colonel Tazhuo et deux aides de camp s’assirent autour de la table de conférence. Au milieu de celle-ci, un téléphone mains libres sécurisé les reliait directement au ministère de la défense, à Pékin. Tazhuo déclina son identité et commença.
- Mes respects, mon général.
La voix du ministre était totalement dénuée d'émotion.
- Où en est Shén mén, colonel ?
- Nous serons prêts sous 48 heures. Je souhaite donc connaitre les objectifs de la phase opérationnelle.
La ligne grésilla légèrement.
- Ils vont vous être transmis par voie sécurisée. Toutefois certains sont mobiles, par conséquent le relevé définitif de leur position ne vous parviendra que quinze minutes avant le déclenchement. Vous attendrez donc mon signal pour agir.
- Bien mon général.
- Colonel, dans moins de deux jours, la situation géopolitique mondiale sera transformée, et cela au profit de la Chine. Je compte sur vous.
On entendit un claquement, et la ligne raccrocha.


23h10. Wentian méditait dans sa chambre. La formation de l’équipe militaire continuait. Les ingénieurs étaient maintenant capables d’utiliser le logiciel d’ouverture du passage, et comprenaient les bases du processus. Wentian avait travaillé avec eux plus de dix heures. Les trois hommes étaient très motivés. Bientôt ils en sauraient autant que lui.
C’était cela qui l’angoissait le plus. Il ressentait ce transfert de compétences comme une marque de défiance de la part du colonel. Et le projet d’envoi de plusieurs ballons confirmait ses craintes quant à la finalité du projet : pourquoi confier à l’armée, avec un calendrier si serré, une mission d’exploration d’une planète lointaine ? Il n’y avait aucune raison d’aller trop vite, sauf si le colonel avait des raisons de croire qu’une puissance étrangère menait des recherches équivalentes. Mais cela semblait peu probable.
Alors quoi ? Le gouvernement voulait-il installer une base sur Jupiter ? Pourquoi pas, après tout. Depuis la mission Shenzhou 5 en 2003, la Chine savait envoyer des hommes dans l’espace. Le passage leur permettrait d’effectuer des voyages jusque-là inaccessibles. La colonisation de la planète Mars, par exemple.
Wentian avait cependant encore des doutes. Non, il y avait trop de précipitation pour parler de science. Le colonel voulait autre chose, mais quoi ?


Le lendemain soir, Wentian s’entretint avec Hua Meifeng pour faire le point sur la préparation des ingénieurs.
- Je suis content de vous, fit Wentian en simulant la sincérité. Vous êtes opérationnels. Franchement je ne croyais pas arriver à vous former en si peu de temps.
- Merci professeur. Nous avons essayé de tirer le meilleur de votre enseignement. Nous pouvons donc passer à l’étape suivante.
- Et quelle est-elle ? Wentian sentait que les évènements lui échappaient.
- Comme l’a dit le colonel, nous ouvrirons demain plusieurs passages simultanément. Des ballons vont être expédiés sur Jupiter.
- Et où sont-ils ? Nous n’en avons qu'un seul en réserve ici.
- Ils sont fournis par l’armée, et seront lâchés depuis un autre site.
- Combien en utiliserez-vous exactement ?
Meifeng hésita une seconde.
- Une dizaine.
- Aurez-vous besoin de moi pour cette opération ?
- Nous allons tâcher de la mener seuls. En cas de problème, nous ferons appel à votre assistant. Il importe que nous soyons autonomes. Quant à vous, je pense que vous méritez de vous reposer un peu. Pourquoi ne pas rendre visite à votre famille ?
- Je préfère rester ici au cas où.

Wentian prit congé et, arrivé dans sa chambre, ressentit le même malaise que les jours précédents. On l’écartait. On lui suggérait même de rentrer chez lui. Et après ? Que faire ? Parler de cela avec Fu ?
Il ne voulait pas essayer de dormir ; la fatigue accumulée depuis le début du programme ne suffisait pas. Il voulait savoir, savoir à tout prix.


A 23h, Wentian prétexta un oubli à la sécurité et alla frapper à la porte de la chambre de Zhao. Le jeune informaticien était en train de surfer sur internet, les écouteurs blancs de son iPod vissés sur les oreilles.
- Zhao, je peux te parler deux minutes ?
- Oui, qu’est-ce qui se passe ?
- Je sais qu’il est tard, mais j’aurais besoin de ton compte d'administrateur, celui qui donne accès à toutes les fonctions du logiciel.
- Si tu veux, mais s’il te faut une fonction précise, je peux la rendre accessible à tous les utilisateurs.
- Non, en fait j’ai simplement besoin de jeter un coup d’oeil dans les archives de nos tests.
- Maintenant ?
- Oui.
Incrédule, Zhao nota les identifiants sur un papier et le tendit à Wentian.
- Tu es fou de travailler la nuit. Tu as peur pour ton poste ?
- Peut-être.
Wentian se rendit ensuite au laboratoire. Il ne pouvait raisonnablement pas y rester très longtemps, alors il fit vite. Assis devant la console du logiciel, il s’y connecta avec le compte de Zhao. Il pouvait ainsi avoir accès aux destinations programmées pour le lendemain. Elles étaient bien situées sur Jupiter.
A tout hasard, il consulta la source des passages. Il s’attendait à les trouver dans une région quelconque du désert de Gobi. Ce qu’il vit le sidéra. Un commentaire indiquait toutefois : “valeurs provisoires, à confirmer 15 minutes avant l'ouverture”.
La main tremblante, il nota les positions sur un papier et retourna rapidement dans ses quartiers.


Wentian avait allumé sa petite télévision murale. La chaine d'état CCTV diffusait un reportage sur les opérations américaines dans le golfe persique. Une flotte avait été envoyée dans ce secteur pour assurer la sécurité des monarchies pétrolières vis à vis de l’Iran.
L’ingénieur en chef sentit ses craintes prendre forme. Il se connecta sur Internet et plaça sur une mappemonde virtuelle des repères correspondants aux positions relevées dans le logiciel. Elles étaient toutes situées en mer. D'abord décontenancé, il réfléchit puis la lumière se fit. Il n’y avait guère de doute.
Wentian prit sa tête dans ses mains. Que faire ? Il comprenait à quel point il avait été berné. Shén mén était une découverte scientifique majeure, mais c’était surtout l’arme absolue. Même la bombe atomique faisait pâle figure à côté. Et lui, Li Wentian, avait permis à son pays de la maitriser. Mais pour en faire quoi ?
- Pour tuer des milliers d’innocents.
Il avait parlé tout haut. Oui, chaque passage ouvert le lendemain allait tuer au bas mot trois à quatre mille personnes. Et bien entendu, il ne s’agissait que de la première salve.
Et le plan était finement conçu. Ses chefs avaient su exploiter à une vitesse stupéfiante ce phénomène tombé du ciel. Ils pourraient en user et en abuser à leur guise, car Shén mén n’était pas une arme dissuasive, donc publique. Son intérêt résidait au contraire dans son caractère à la fois totalement original et secret, qui provoquerait l’incompréhension. Il n’y aurait donc pas de signature. L'emploi d'une bombe atomique soulèverait une réprobation internationale immédiate, surtout sans la justification de légitime défense. Mais le passage, un phénomène inexpliqué et très certainement inconnu hors de Chine ?
Wentian repensa encore une fois à son père, et à son pays. Il allait agir. Tout de suite.


Maison Blanche, Washington D.C., USA

Sa mallette de cuir noir à la main, Larry Cole traversa le couloir menant au bureau ovale, dans l’aile ouest de la Maison Blanche. La situation internationale était calme ce matin, mais il souhaitait s’entretenir avec le président des moyens de prévenir la menace iranienne. En tant que conseiller à la sécurité nationale, sa tâche consistait à identifier les menaces potentielles et à proposer une politique pour chacune d’elles. Et aujourd’hui, c’était le régime des mollahs qui semblait le plus inquiétant. Sans doute parce que le développement de leur bombe atomique avançait à grands pas.
Cole passa le contrôle de sécurité, puis salua l’assistante, qui lui fit signe d’entrer.
- Le président vous attend.
Cole pénétra dans le bureau présidentiel. La première fois, il avait ressenti comme une tension à l’idée d’être présent dans ce lieu quasi mythique. Aujourd’hui, après trois ans de travail, c’était devenu un acte parfaitement anodin. Du moins avait-il cette impression jusqu’à cet instant précis.
Car dans la pièce, une scène étrange l’attendait. Le président des Etats-Unis, debout, observait l’un des canapés placés en vis à vis.
- Bonjour, monsieur le président.
Celui qu’on surnommait l’homme le plus puissant du monde le regarda, et demanda, l’air inquiet.
- Larry, qu’est-ce que c’est que cela ?
Cole manifesta son incompréhension et, d’un mouvement de tête, le président désigna un objet posé sur le canapé. Il s’approcha et reconnu une feuille de papier manuscrite.
- Cette lettre ?
- Lisez-la, Larry, s’il vous plait. A voix haute.
Cole la saisit et décrypta un texte en mauvais anglais.

Monsieur le Président,
Dans trois jours, mon pays, la République Populaire de Chine, s’apprête à faire disparaitre plusieurs navires américains, ce qui entrainera la mort de leur équipage.
Je manque de temps et ne puis vous expliquer le processus en détail, mais nous disposons d’une arme nouvelle et terrifiante. Elle consiste à créer un passage entre deux points de l’univers.
Demain, à une heure encore indéterminée, un passage de ce type s’ouvrira devant plusieurs de vos bâtiments. Il les transportera en un lieu d’où ils ne pourront jamais revenir.
C’est par ce moyen que cette lettre a abouti dans votre bureau.
C’est aussi ce passage que le vol American Airlines AA671, disparu récemment, a emprunté suite à une erreur de notre part. Les occupants de l’avion sont morts et toute recherche d’épave est inutile.
Afin de vous donner une preuve de ce que j’avance, je vous informe que dans 3 heures, soit à 5h du matin heure de Chine continentale, une porte s’ouvrira dans les jardins de la Maison Blanche. Elle aboutira à la base militaire de Camp Pendleton, en Californie. Elle restera ouverte exactement 60 secondes. Une personne peut la traverser sans crainte dans les deux sens.
Monsieur le président, je vous conjure de prendre au sérieux cette lettre. Une fois que vous aurez pu vérifier que le phénomène décrit ici est bien réel, je vous demande instamment de modifier le plus vite possible le cap des bâtiments dont la liste suit. Ceci doit être fait dans 3 jours à 14h. Compte tenu de leur vitesse, cela devrait leur permettre d’échapper temporairement à la destruction. Ne faites rien avant, car sinon nos satellites le repèreront, ni après, sans quoi les navires seront trop proches de l'endroit où notre arme agira.
J’écris cette lettre depuis un centre de recherche dont la position est indiquée ci-après. Je suis ingénieur, chargé du développement de cette arme. J’agis seul, je n’ai aucune personne à qui me fier. Je ne suis pas sûr de pouvoir empêcher cette arme de fonctionner très longtemps. Mais je sais que, pour le moment, nos connaissances sur ce sujet sont rassemblées dans ces locaux. Pour neutraliser cette menace, il est nécessaire de les détruire. Je vais tenter, toutefois, de protéger ma famille.
Li Wentian.

Cole réfléchit. On n’était pas le premier avril. Il regarda le président en souriant.
- Celui qui a fait cela est très fort. Mais la question est comment ?
Le président le fixa.
- Larry, j’ai vu un disque noir apparaitre au milieu de cette pièce, et cette lettre en sortir.
Cole jeta alternativement un oeil au papier et au président.
- Monsieur, il s’agit bien sûr d’une plaisanterie. J’ignore quel est le truc utilisé, mais ce n’est rien de plus.
- Quand sera-t-il 5h en Chine ?
Cole tira son smartphone de sa poche.
- Vu le décalage horaire avec Washington, dans 2h33 minutes exactement.
- OK, alors c’est le temps qui nous reste. Je veux que tout le monde soit prêt à observer ce que cette lettre décrit. Il faut des caméras pour filmer - je ne parle pas de la presse bien sûr, mais de quoi garder un témoignage numérique. Et aussi toutes les personnes que vous jugerez compétentes pour l’analyser, avec discrétion bien entendu. Je veux que le secrétaire à la défense soit présent également. Et prévenez aussi Camp Pendleton.
- Monsieur le président, vous n’allez pas prendre au sérieux…
Le président posa sa main sur son bras.
- Larry, à votre place j'aurais eu la même réaction, mais moi j'ai vu ce papier surgir de nulle part. OK, je prends le risque de passer pour un fou. Mais j’ai aussi besoin que la CIA me dise ce qu’elle a sur ce Wentian. Faites vite, s'il vous plait.
Cole n’insista pas, et ressortit du bureau, sidéré.


Moins d’une heure après étaient arrivés le secrétaire à la défense, Tim McMullen, le général du corps des Marines John White et d’un représentant de la CIA, un homme en costume noir à la moustache grisonnante. White avait apporté une mallette qu’il posa sur la table située entre les deux canapés, puis ouvrit. Elle contenait un objet noir de forme rectangulaire, sans aucun détail apparent : pas de prise, pas de bouton d’allumage.
- Qu’est-ce que c’est ? s’enquit le président.
- Un localiseur GPS codé, dont la position ne peut être piratée. Nous le ferons transiter par, euh, la porte que vous nous avez signalé. S’il voyage vraiment vers la côte ouest, on le saura de façon certaine.
- Vous n’y croyez pas ?
White prit sa respiration. On sentait que malgré sa réserve toute militaire, il brûlait de donner un avis très tranché sur le sujet.
- On ne peut exclure une supercherie très sophistiquée. Par ailleurs, pour votre sécurité, il importe que vous restiez à distance. Tout cela peut très bien être un stratagème pour s'en prendre à vous.
- Pas question. Avez-vous prévenu Camp Pendleton ?
L’intransigeance du président contrastait avec le ton las de White.
- Oui, il y a une liaison vidéo avec la base.
- Parfait. Il reste une quinzaine de minutes, allons-y.
Le groupe sortit dans le jardin de la maison blanche. Le ciel était parfaitement dégagé. Un dispositif de sécurité renforcé mais discret avait été déployé tout autour de la résidence. Les agents du service de sécurité, nerveux, avaient demandé que le président reste dans un espace précis, mais celui-ci avait refusé, expliquant qu’on ignorait l’endroit exact où le passage allait s’ouvrir.
Un soldat des marines s’approcha et fit le salut militaire. White commenta.
- Le caporal Dunst est volontaire pour essayer, si nécessaire, de traverser ce “portail”.
Le président fit un signe d’approbation. Le dispositif de communication fut alors testé : il avait été installé à la hâte et se composait d’une station satellite disposant d’un micro, d’une caméra et d’un écran. Le même matériel était utilisé en Californie. White initia la communication. Sur l’écran apparu le visage d’un officier.
- Colonel Bower, fit White, êtes-vous prêt ?
- Oui général, répondit son interlocuteur. La base n’a pas été mise en alerte, nous attendons simplement de savoir où ce passage pourrait s’ouvrir.
Le site de Camp Pendleton avait une superficie de 500 km2, ce qui compliquait fortement l’opération. White termina.
- Merci colonel, restons en ligne.
Larry Cole regarda sa montre. Il ne restait que 5 minutes.


Wentian revint à sa chambre, tendu. Il avait allumé le générateur pour alimenter les électro-aimants, puis programmé la prochaine ouverture. Mais quelqu’un l’avait peut-être vu. Et il ne savait pas si sa lettre était bien parvenue à destination.
Le logiciel conçu par Zhao était couplé à un module cartographie ultra-précis. Fondé sur une combinaison d’images d’origine publique et militaire, il permettait de situer la position du passage avec une précision de deux mètres. Il contenait aussi un relevé topographique indiquant les altitudes, car l’ouverture devait être proche du sol pour être utilisée sans matériel.
Wentian avait alors entré les coordonnées du bureau ovale, dans l’aile ouest de la Maison Blanche, puis avait jeté la feuille de papier au travers du disque noir. Sur l’instant, craignant d’être surpris, il n’avait pas pensé à vérifier la destination avec la caméra de contrôle. Fixée à une perche, on l’avait utilisée lors de la découverte du phénomène.
Finalement, il se reprochait d’avoir négligé un moyen encore plus simple. Pourquoi ne pas avoir passé la tête, tout simplement ?


Le président jeta un coup d’oeil à sa montre, un cadeau du gouvernement suisse : c’était l’heure. Il leva les yeux et vit à nouveau le même phénomène que deux heures avant. Mais maintenant il n’était plus le seul.
Devant l’assistance, un point noir apparu à faible distance du sol, et se mit à grossir jusqu’à devenir, en moins de deux secondes, un disque noir d’environ trois mètres de diamètre. Il était suspendu à moins de cinquante centimètres de la pelouse.
Cole fixait le phénomène, la bouche ouverte de surprise. Le disque était totalement noir, et aucun détail n’était visible à sa surface. On pouvait cependant voir le gazon frémir, comme si une petite brise en sortait.
White aussi resta quelques secondes paralysé de stupeur. Puis, se ressaisissant, s’approcha lentement en tenant à la main le module GPS. Il l’amena contre la surface noire, et appuya légèrement. L’objet, puis tout son bras la traversèrent.
Le président fit un pas en avant, et Cole, situé à sa gauche, le retint.
- Laissez-moi, Larry, je suis sûr qu’il n’y a pas de danger.
Il ne s’approcha néanmoins que légèrement, restant à quelques mètres. White passa et repassa le module plusieurs fois, comme pour vérifier qu’il n’était pas affecté. Puis il enfonça son bras jusqu’à l’épaule et le lâcha.
Il n’y eu aucun bruit. White recula et se tourna vers un caporal équipé d’un récepteur GPS.
- Localisez le.
Le militaire appuya sur une touche de l’écran portatif, qui avait été couplé avec le récepteur. Sur l’écran on pouvait voir une carte simplifiée de l’Amérique du Nord, dessinée par des contours blancs sur fond noir. Au bout de 10 secondes, un point rouge apparu au sud de la Californie. Il bougea un peu à droite et à gauche avant de se stabiliser. En dessous, apparaissait le rappel de sa latitude et longitude.
- La position indiquée est située dans l’enceinte de Camp Pendleton.
White regarda le président d’un air grave. Cole, mût par une soudaine curiosité, s’approcha à son tour du disque. A moins d’un mètre, il sentit un vent chaud sur son visage. Après une seconde d’hésitation, il passa le bras et eu l’impression que la température était plus élevée de l’autre côté. Le climat de Californie, pensa-t-il. Puis il approcha son visage.
- Monsieur Cole, fit White, que faites-vous ?
Cole ferma les yeux et, d’une large enjambée, traversa le passage. L’assistance, surprise, ne put rien faire pour l’en empêcher. Le président s’approcha quand deux hommes des services secrets se précipitèrent pour lui barrer la route.
- Larry !
Le général White se tourna vers le disque noir, et fit mine de s’en approcher quand celui-ci disparu instantanément.
Tout le monde se regarda, ne sachant que faire ou quoi penser. White rompit le silence le premier.
- Il est fou !
Puis il cria des ordres aux Marines.
- Fouillez les jardins ! Dieu seul sait où est Cole, mais il peut-être tout à côté de nous.
Alors qu’il prononçait ces mots, son attention fut attirée par le technicien responsable des communications. Il regardait l’écran de la visioconférence avec Camp Pendleton et semblait sidéré.
- Général, vous devriez voir cela.
White s’approcha, et ne put réprimer un “oh” de stupéfaction.
A côté du colonel Bower, le costume couvert de poussière, se tenait Cole.


Une demi-heure après, un debriefing avait lieu dans le bureau ovale. La visioconférence y avait été déplacée pour permettre à Cole, maintenant en Californie, de suivre la discussion.
Le général White parla le premier.
- Monsieur le président, je dois faire amende honorable. Je ne croyais pas à ce phénomène. Ce n’est plus le cas maintenant, et c’est la chose la plus incroyable de toute ma carrière. Pour autant, c’est aussi la plus inquiétante.
- Il faut agir immédiatement, enchaîna le secrétaire à la défense McMullen. Larry a pris un risque insensé, mais cela prouve qu'avec une telle technologie, plus aucun lieu au monde n’est sûr.
La voix de Cole sortit d'un haut-parleur.
- Oui, je n'ai rien ressenti, sauf qu'à l'arrivée, l'ouverture était située à environ 1,5 m du sol. La chute a été un peu brutale…
- N’allons pas trop vite, coupa le président. Est-on sûr que ce passage peut être ouvert partout ? Et à n’importe quel moment ? Cette “technologie” nous est encore inconnue.
- Nous devons envisager le pire, Monsieur le président, fit White. L’homme qui a écrit la lettre nous a fait la démonstration qu’il ne plaisantait pas. Il convient de prendre au sérieux les menaces qu’il décrit contre notre marine.
- Oui, ajouta l’homme de la CIA, c’est sûrement un homme seul qui agit à l’insu de sa hiérarchie. Pourquoi un gouvernement détenteur d’une telle arme, car c'en est une, nous la dévoilerait-il ? Je pense que ce Wentian a compris qu’on envisage de tuer avec elle, et qu’il a un problème de conscience.
- Avez-vous eu des informations sur lui ? fit le président.
- Pas la moindre. Il y a des milliers de personnes en Chine qui travaillent sur des projets classifiés. Beaucoup ont des patronymes très similaires, ce qui complique les recherches. Nous trouverons peut-être quelque chose, mais cela peut prendre du temps.
- OK. Général White, que fait-on pour les navires ?
- La marine doit donner son avis, mais la réponse est évidente : on les déroute, comme indiqué dans la lettre. Et pas question de les rappeler au port : dans trois jours, la plupart seraient encore en mer.
- D’accord, transmettez cet ordre à la marine, si besoin établissez une conférence d’urgence avec nos amiraux dans la Situation Room.
Il tenait la lettre en face de lui.
- Admettons que la Chine soit bien derrière tout cela. Le centre de recherche dont la position est indiquée ici existe-t-il vraiment ?
- Oui, fit l’homme de la CIA. Pas sur les cartes officielles, mais nos satellites le connaissent bien. Son rôle était jusqu’ici inconnu.
- J’imagine qu’il est difficile de le détruire de façon, disons, chirurgicale ?
- Difficile ? Non, fit White. Impossible. Il est trop éloigné de la mer pour un missile de croisière ou une attaque aérienne. Nous n’avons aucun pays allié proche et de toute façon, notre implication serait évidente. Cela pourrait entrainer une escalade militaire avec la Chine.
- Je veux que vous y réfléchissiez pourtant. Trouvez tous les moyens possibles de raser ce truc. Seule l’option nucléaire n'est pas envisageable. Nous ne pouvons pas tolérer que des milliers de soldats chinois puissent se retrouver d’un pas sur le territoire américain.
Le président regarda ses interlocuteurs, comme pour être sûr de bien avoir été compris.
- Et il me faut la certitude, j’ai bien dit la certitude, que tout cela vient de la Chine. Après tout, on ne peut exclure une manoeuvre d’un pays tiers pour nous pousser à la faute et provoquer une guerre.
- J’y crois peu, Monsieur le président, fit White. Qui serait-ce alors ? Les russes ? Si oui, pourquoi dévoiler une telle invention ?
- Et pour cet avion d'American Airlines ? Est-ce possible ?
L'homme de la CIA désigna un dossier sur la table.
- Oui, d'après le NTSB l'énigme est totale. Je suggère de leur demander d'arrêter les recherches. Bien entendu, sans leur dire ce qui s'est réellement passé.
- OK, faisons comme ça.
Tout le monde se leva. Le président balaya les autres du regard et ajouta :
- Bien entendu, tout cela doit rester confidentiel. Toutes les personnes présentes dans les jardins tout à l'heure doivent s'y engager. Vous imaginez si on apprenait qu'on peut entrer à volonté dans la Maison Blanche ?


Duke arriva en retard à la téléconférence. Il s'assit autour d'une table aux côtés de Rob Gerschwin. A l'autre bout, un téléviseur surmonté d'une caméra.
- Avec qui allons-nous encore bavasser ?
- Aujourd'hui c'est du sérieux. Il y aura Barnett et même un type de la CIA.
Duke était sidéré.
- Barnett ? Le secrétaire d'état aux transports lui-même ? Tu rigoles ?
- Puisque que je te le dis. Ils ont du nouveau pour le vol d'American Airlines.
- Et c'est quoi ?
- Aucune idée. Attention, ça commence.
Une suite de bip signala que la conférence allait commencer. Puis un témoin rouge s'alluma sur la caméra, indiquant qu'elle entrait en fonction. Sur la télévision apparurent alors deux hommes : un gros en bras de chemise, et l'autre, un moustachu en costume sombre. Duke reconnu Barnett mais pas le second.
Le secrétaire d'état parla en premier.
- Hello Rob, comment vas-tu ?
- Ca ira si tu m'apportes de bonnes nouvelles. Ah, je te présente Charles C. Duke, qui dirige l'enquête sur le vol AA671.
- Ravi de vous rencontrer, Charles. Avez-vous du nouveau sur cette disparition ?
Duke s'éclaircit la voix. Ce n'était pas tous les jours qu'on devait rendre compte à un membre du gouvernement.
- Rien monsieur. L'avion semble toujours s'être volatilisé. Plusieurs navires tentent actuellement de retrouver des débris.
- OK.
Barnett fit une pause puis reprit.
- Rob, on arrête les recherches. Tous les bateaux doivent rentrer.
- Ah ? Que s'est-il passé.
- Nous savons ce qui est arrivé à cet avion. Mais c'est confidentiel. Ordre du président.
- Du président ? Mince, y a-t-il des survivants ?
- Non.
Cela voulait dire des dizaines de morts. Il y eu trois secondes d'un silence particulièrement désagréable. Duke le brisa le premier.
- Mais comment justifier l'abandon de l'enquête ? Et que va-t-on dire aux familles ?
L'homme qui était assis à côté de Barnett ouvrit la bouche pour la première fois.
- Nous réfléchissons à un scénario crédible. Une annonce publique sera faite très bientôt.
- En clair, vous allez mentir ?
- Pour le moment nous n'avons pas le choix.
- Est-ce un acte terroriste ?
Cette fois-ci, c'est Barnett qui répondit.
- Désolé Charles, nous ne pouvons pas en parler pour l'instant.
- S'il y a eu défaillance de l'avion, nous devons le savoir, car cela engage la sécurité de milliers de personnes.
- L'avion n'est pas en cause. Nous vous préviendrons avant de communiquer publiquement. Ce sera tout.
Un peu plus tard, dans le bureau de Gerschwin, Duke, le regard vide, pensait à voix haute.
- Il a tout arrêté. Comme ça, en deux minutes, sans explication. Dire que je parlais pour la première fois avec un secrétaire d'état.
- Ecoute Charlie, c'est comme ça, lui répondit Gerschwin, l'air résigné. C'est de la politique. Mais honnêtement, je suis mal à l'aise. Jamais vu ça en vingt ans dans ce métier.
- Ont-ils seulement le droit de nous enlever le dossier ?
- Oui, car nous sommes un organisme gouvernemental.
- Et pourquoi ? Le secret sur une catastrophe aérienne, si c'en est une, c'est totalement inédit. Est-ce qu'on nous cache un attentat ?
- C'est possible, ça expliquerait que le Boeing soit hors de cause.
Gerschwin se mit à jouer machinalement avec un stylo.
- Qui sait, il y a peut-être bien une épave, mais simplement pas là où nous la cherchons.


Wentian était partagé. Il savait ce qu'il voulait faire, mais il n'arrêtait pas de penser aux conséquences. Il avait trahi, et par-dessus tout, il comptait le refaire à nouveau, mais d'une façon cent fois plus grave.
Son propre sort l'angoissait, évidemment, mais surtout celui de sa famille. Et il pensait à son assistant, Fu, et au jeune Zhao. Ils ne méritaient pas le sort qui les attendaient si son plan était mis à exécution.
Encore une fois, il repensa à ce que son père lui avait dit. A sa vie. A ce que le régime lui demandait de faire. Sa conscience ne pouvait pas l'admettre. Il ne pouvait pas laisser commettre un tel meurtre sans réagir, d'autant que la Chine et les Etats-Unis n'étaient pas en guerre. Défendre sa patrie est une chose, agresser lâchement une nation étrangère, et sans dévoiler son identité, en est une autre.
Il sortit de sa chambre et se rendit dans la salle de contrôle, déserte à cette heure. Assis devant la console, il se connecta avec le compte administrateur fourni par Zhao. Ce profil lui donnait beaucoup plus de fonction qu'un utilisateur habituel : il pouvait notamment modifier une opération programmée à l'avance, et cela sans que son auteur n'en soit informé.
Pendant près de vingt minutes, il pianota fébrilement, les mains tremblantes, priant pour que le scénario se déroule comme il l'avait prévu. Puis il clôtura la session et se dirigea vers la chambre de Fu.


Arrivé devant la porte de son assistant, Wentian cogna. Fu ouvrit, et il reconnut Zhao, appuyé contre un mur. Parfait, ce serait plus simple de voir les deux en même temps.
- Fu, Zhao, je dois vous parler. Mais que faisiez-vous tous les deux ?
- Je suis inquiet pour toi, répondit son assistant. J'ai demandé à Zhao de venir pour savoir ce qu'il en pensait. Bien sûr nous sommes tous les trois préoccupés par le comportement des militaires. Mais dans ton cas, on sent une tension terrible. Tu n'as jamais été comme cela auparavant.
- Merci Fu, je suis sur les nerfs, effectivement.
- Tu sais, tu ne risques rien, la découverte du passage fait de toi un héros.
- Je ne pense pas. Au contraire, moi-même mais aussi vous deux sommes des témoins gênants. Nous savons faire fonctionner la plus terrible des armes, mais nous ne sommes pas militaires.
- Pourquoi dis-tu “arme” ? Le passage est une expérience scientifique.
- Ecoute Fu, l'opération de demain ne consiste pas à envoyer des ballons sur Jupiter. Ce sont des portes-avions américains qui vont faire le voyage.
Fu et Zhao restèrent sidérés un instant. Puis le premier enchaina.
- Et sur quoi te bases-tu pour dire ça ?
- Sur le programme de demain, que je suis allé voir dans la console, avec le compte d'administrateur de Zhao. Nos amis de l'armée ont paramétré des positions approximatives pour la zone d'ouverture des portes.
- Et alors ?
- Ces points sont situés en mer, altitude zéro. Ce sont donc des navires. Sachant que l'opération est menée par notre armée, il doit s'agir de navires de guerre, probablement des portes-avions et peut-être aussi des sous-marins.
- Mais pourquoi des navires et pas des ballons-sondes ?
- Pourquoi l'un de nos ballons sondes à destination de Jupiter partirait-il du golfe persique ? Pourquoi un autre d'un point au large de l'île de Diego Garcia ? Pourquoi encore un autre à 400 km du port militaire de Norfolk ?
- Ouais c'est bizarre, mais ça prouve quoi ?
Wentian s'agaçait. La nature de l'opération ne lui paraissait que trop évidente.
- J'ai regardé sur Internet, il s'agit toujours de zones d'engagement ou de bases de la flotte américaine. Certaines sont loin de toute route commerciale. C'est pourquoi on peut exclure des cibles civiles comme des pétroliers ou des paquebots.
- Tu as parlé de ça à quelqu'un en dehors de nous deux ?
- Non, à personne d'autre.
Zhao ne semblait pas plus convaincu.
- Ecoute Li, va dormir, tu es surmené.
Wentian sentait effectivement la fatigue l'écraser. Il avait prévenu ses collègues, c'était maintenant à eux de s'arranger avec leur conscience. Il les salua et retourna à sa chambre. Le lendemain, il allait avoir besoin d'énergie, et si possible de chance.


Le jour J, vers 10h

Le général Yuxiang apparu à la porte de son avion. Pendant quelques instants, il observa le paysage désolé du désert de Gobi, balayé par un léger vent. En bas de l'escalier mobile, le colonel Tazhuo l'attendait ; à côté de lui quatre officiers étaient alignés au garde à vous. Un chauffeur et deux soldats portant un fusil d'assaut complétait le comité d'accueil.
Le général descendit, aussitôt suivi par un aide de camp portant une mallette de cuir.
- Mes respects, mon général, fit Tazhuo.
- Bonjour colonel. Ne perdons pas de temps, j'ai hâte de voir votre centre de recherche.
Le petit groupe prit place dans trois gros véhicules 4x4 qui prirent immédiatement la route du centre. Moins de trois kilomètres plus loin, elles arrivèrent devant un checkpoint. La barrière se leva immédiatement, et ils s'engagèrent sur une route étroite menant à un ensemble de bâtiments gris. Le convoi stoppa finalement devant le perron du centre.
Tazhuo conduisit le général vers la salle de contrôle, centre névralgique du projet. Yuxiang regarda quelques instant les consoles vidéo et les opérateurs en plein travail, puis dit :
- Colonel, allons s'il vous plait dans une salle sécurisée. Je dois vous parler.
Tazhuo le fit entrer dans une pièce meublée de tables disposées en forme de U. Des boissons fraiches avaient été préparées. Une fois la porte fermée, avec un garde en faction derrière, le général s'assit, enleva sa casquette et commença son exposé.
- J'ai reçu des ordres précis de la Commission militaire centrale. Comme prévu, nous allons procéder cet après-midi à plusieurs ouvertures simultanées de la “grande porte”. L'objectif est toujours l'élimination de la flotte de porte-avions des Etats-Unis.
Tazhuo connaissait cela et ne fit aucune remarque.
- Nos supérieurs ont validé le scénario préparé jusqu'ici, à savoir une attaque de cibles en haute mer uniquement, de façon à maximiser les chances de succès et à minimiser le nombre de témoins.
- Des témoins, il y en aura tout de même. Les portes-avions sont toujours accompagnés d'une escorte, fit remarquer Tazhuo. Vu la largeur maximale du passage, il est probable qu'elle ne sera pas complètement détruite.
- Oui, c'est un fait. Mais que verront-ils ? Un navire disparaitre dans un trou noir. Rien qui leur permette d'expliquer le phénomène.
- Justement, fit Tazhuo, ne peut-on pas craindre que les soupçons se portent sur nous ? Une disparition simultanée de bâtiments de la même catégorie, de la même nationalité, en différents points du globe… Cela ne pourra pas être mis sur le compte d'un phénomène naturel.
Yuxiang fit un geste évasif.
- Evidemment, mais pourquoi nous plus que sur les russes, par exemple ? Cet aspect du problème a été longuement débattu en haut lieu. Tout repose sur le fait que américains ne pourront rien prouver. Vous m'avez dit que les navires ne pourront jamais être retrouvés, c'est bien cela ?
Tazhuo répéta au général l'explication qui lui avait été donnée par Wentian.
- Parfait, fit le général. Jupiter sera donc le tombeau des impérialistes.
Il bu un verre d'eau et continua.
- Voici mes consignes : l'opération doit être menée par l'équipe militaire uniquement. Et je veux y assister.
- Aucun problème, mon général. Que fait-on de l'équipe scientifique qui a fait la découverte ?
- Laissez les sous surveillance pour l'instant, sans contact avec l'extérieur bien sûr. Nous pouvons encore avoir besoin d'eux. Mais si tout se passe bien, dans quelques semaines tout au plus, il faudra s'en débarrasser. Je vous préviendrai en temps utile.
Tazhuo se dit qu'il était temps de poser la question qui le démangeait.
- Et ensuite ? Que va-t-il se passer ?
- Cette opération va détruire l'essentiel du danger que représente la flotte américaine. Certes il restera trois portes-avions qui sont actuellement au port, mais s'ils en sortent ils connaitront le même destin. Et de toute façon, il est très probable que les américains les immobiliseront des semaines voire des mois, le temps d'essayer de comprendre ce qu'il s'est passé.
- Comment allons-nous tirer profit de la situation ?
Le général prit un air satisfait.
- Je ne suis pas autorisé à vous en parler. Mais croyez-moi, sans sa flotte de guerre, l'Amérique est un géant de papier. Une fois cette menace éliminée, nous allons pouvoir mener une politique beaucoup plus… ambitieuse.
Yuxiang mis la main dans sa poche et en tira une clé USB qu'il donna à Tazhuo.
- Voici les codes pour une liaison cryptée avec le PC stratégique de Pékin. Etablissez la communication 30 minutes avant l'opération. Ils vous donneront les coordonnées définitives des cibles, telles qu'observées par nos satellites.
Le général prit sa casquette et se leva.
- Le déclenchement aura lieu à 15h. En attendant je vais me dégourdir les jambes. Ce sera tout, colonel.


10h30

Wentian ne pouvait plus accéder à la console, car l'équipe militaire occupait la salle de contrôle. Son plan était lancé, il ne pouvait plus rien faire avant le début de l'opération. Fu lui avait annoncé qu'elle démarrerait à 15h.
Il se dit que l'attente est la pire des tortures. Mais il était prêt. Et il assumerait les conséquences de ses actes, quelles qu'elles soient.

12h

Wentian déjeuna rapidement avec Fu et Zhao. Un bol de riz et un autre de soupe. La cantine de la base était vide, ou presque.
- Ca manque d'ambiance, fit Zhao.
Fu regarda Wentian et lui demanda :
- Tu vas bien ?
L'intéressé ne répondit pas.

12h20

Le déjeuner terminé, Wentian arriva dans sa chambre. A peine avait-il refermé la porte qu'on frappa. Il ouvrit ; devant lui se tenait un soldat armé, en uniforme vert et casquette à l'étoile rouge.
- Professeur Wentian ?
- Oui ?
- Le colonel Tazhuo souhaite que vous et votre équipe ne sortiez pas de vos chambres avant 17h. Nous viendrons vous chercher.
- Et pour quelle raison ?
- Pour votre sécurité.
Puis le garde s'éloigna. Wentian souffla. On le mettait en cage. Heureusement, il avait prévu cette éventualité.

Washington D.C., 1h du matin (13h, heure de Pékin)

La réunion dans le bureau ovale prit fin, à une heure inhabituelle. Les officiers de la marine prirent congés, et le président resta seul quelques instants avec le général White.
- M. le président, je me permets d'insister. Pourquoi ne pas mettre toutes nos forces en alerte ?
- Parce que nous n'avons aucune raison apparente de le faire. Cela pourrait être interprété par les chinois - ou le pays qui se fait passer pour eux - comme la preuve que nous nous attendons à quelque chose.
La fatigue se lisait sur son visage.
- J'ai demandé un renforcement de la surveillance des sites sensibles sur le territoire, puisque qu'on sait maintenant qu'ils ne sont plus inviolables.
- De mon côté, fit White, j'ai consulté un de nos experts en physique, sans lui révéler notre problème bien entendu. Pour lui, ce type de déplacement relève de la science-fiction.
- Je m'y attendais. L'ennemi a une sacrée longueur d'avance. Mais il est tard. Je vais dormir un peu. Réveillez-moi au moindre problème.

14h30

Le colonel Tazhuo et ses officiers des transmissions établirent la liaison sécurisée avec Pékin. Quelques instants après, des coordonnées apparurent à l'écran.
- Que fait-on, colonel, demanda l'opérateur ?
- Introduisez ces données dans le programme d'ouverture du passage.
- Bien colonel.

14h35

Les satellites militaires chinois notèrent un changement de cap de tous les portes-avions américains en mission. Les données furent analysées à Pékin et immédiatement jugées anormales.

14h45

Le téléphone du général Yuxiang sonna. Une voix masculine l'avertit qu'un membre du comité militaire stratégique souhaitait lui parler. Puis la communication fut établie. Yuxiang reconnu le colonel Ma, qui supervisait la flotte de satellites chinois.
- Bonjour colonel. Que désirez-vous ?
- Mes respects, mon Général. Nous venons de détecter que la totalité des cibles que vous nous avez demandé de suivre ont changé de direction au même moment, il y a quelques minutes.
- Hein ? En êtes-vous sûr ?
- Certain.
Puis Ma ajouta, comme s'il sous-entendait qu'on lui cachait quelque chose :
- Le contexte international n'explique pas ce comportement.
- Attendez un instant.
Yuxiang se donna quelques secondes pour réfléchir. Si les américains déroutaient leurs navires, se pourrait-il qu'ils aient été informés de ce qui les attendait ? Mais ce n'était pas certain. Et de toute façon, cela ne pouvait empêcher leur flotte d'échapper à son sort.
- Colonel, envoyez-nous d'urgence les nouvelles trajectoires. Merci de m'avoir prévenu.
Il raccrocha.

14h50

Yuxiang avait demandé à Tazhuo de lui parler en privé dans son bureau.
- J'ai une mauvaise nouvelle. Il est possible que nous ayons un traitre dans nos rangs.
Tazhuo paru étonné.
- Un traitre ?
- Tous les portes-avions américains changent de cap. Tous, simultanément. Je ne crois pas aux coïncidences. Quelqu'un de chez nous a peut-être averti Washington, et vu la confidentialité du projet Shen Men, le plus probable est que la trahison vienne de cette base. Ce n'est toutefois qu'une hypothèse.
- Je vais enquêter, mon Général. L'opération est-elle maintenue ?
- Tout à fait. En ce moment même, les nouvelles coordonnées des cibles nous sont transmises. Retournons à la salle de contrôle.

14h55

Assis dans sa chambre, Wentian regardait sa montre. Plus que 5 minutes.
Le problème venait de la centrale électrique qui alimentait le portail magnétique. L'intensité nécessaire pour l'ouvrir étant importante, cela risquait d'attirer l'attention. Avant l'arrivée des militaires, il avait pu l'utiliser incognito, mais maintenant le risque était trop grand.
Néanmoins, il se leva. Il avait rassemblé dans un attaché-case ses documents les plus importants, ceux qui permettraient de reconstituer le principe de fonctionnement du passage. Il fit une prière muette. Bien qu'athée, il se dit que si un dieu existait, c'était le moment de lui demander son aide.
Et tout d'un coup, on cogna.
Paniqué, Wentian se dirigea vers la porte.
- Qui est là ?
Une voix murmura.
- C'est moi, Zhao.
Wentian se crispa. Ce n'était vraiment pas le moment d'avoir un invité.
- Ecoute Zhao, je suis occupé, reviens dans 20 minutes s'il te plait.
La voix de Zhao se fit moins forte, comme s'il chuchotait.
- Et où seras-tu, dans 20 minutes ?
Wentian regarda sa montre. 4 minutes. Il se résigna, ouvrit la porte, fit entrer le jeune programmeur et referma rapidement derrière lui.
- Ecoute Zhao, il faut que tu reviennes plus tard, c'est important.
- Inutile, je pars avec toi.
- Que veux-tu dire ?
- Je suis allé me connecter à la console avec le login de développeur. J'ai vu ce que tu as préparé.
Puis il ajouta avec un clin d'oeil complice.
- Et tu sais quoi ? Je n'ai rien modifié.
Wentian était sidéré.
- Mais pourquoi m'avoir soupçonné ?
- Ben parce que tu m'as demandé le mot de passe. C'était logique que tu t'en serves. Et ton idée est excellente. Je participe.
Ce n'était pas du tout prévu. Wentian réfléchit. Il fallait que Zhao comprenne ce qu'il risquait.
- Ecoute, tu vas devoir abandonner ton pays et ta famille. Sans compter qu'elle risque de gros problèmes.
- Quelle famille ? Je suis orphelin. Pourquoi crois-tu que je suis venu bosser dans cette base isolée ? Au contraire, je suis enthousiaste. Je hais ce gouvernement.
Et il ajouta, l'air faussement innocent :
- Et j'ai bien envie de me taper une occidentale...
Wentian regarda sa montre. Une minute. Il allait répondre à Zhao qu'il pouvait l'accompagner quand il entendit une clé tourner dans la serrure de la porte, qui s'ouvrit brutalement.
De l'autre côté, il aperçut Fu, suivi de plusieurs soldats armés. Son assistant braquait un pistolet sur lui.
- J'arrive à temps, on dirait.


Wentian et Zhao se reculèrent au fond de la petite pièce. Fu entra, suivi de deux gardes. Ils gardaient la main posée sur le pistolet accroché à leur ceinture, prêts à dégainer.
- Zhao, j'entends que tu n'aimes pas ton pays ? Cela confirme mes craintes.
Wentian fit un effort pour se maitriser. Dans sa tête, un compte à rebours avait commencé.
- Fu, pourquoi nous menaces-tu ?
- Ce que tu nous as dit récemment m'a interpellé. Ton discours était vraiment anti-patriotique. Et à l'instant le colonel Tazhuo m'a prévenu qu'un traitre se cachait peut-être dans la base. J'ai donc immédiatement pensé à toi.
Wentian regarda Zhao, et fit un pas en arrière. L'informaticien fit de même. Il devait décider très vite. Fu avait-il vraiment deviné sa trahison ? Ou bien Zhao l'avait-il dénoncé, puis fait semblant de se ranger de son côté ? Il décida de faire confiance au jeune homme. Plus que quelques secondes.
- Tu me déçois énormément, Fu. Je croyais que tu étais un assistant loyal, pas l'oeil du colonel.
- Ma loyauté ira toujours à mon pays.
Il leva son pistolet un peu plus haut.
- Maintenant, veuillez-vous tourner, ces messieurs de la sécurité vont devoir vous passer les menottes.
Soudainement, la montre électronique de Wentian se mit à bipper. Il était 15h.

15h, salle de contrôle

Le colonel Tazhuo et le général Yuxiang observait les écrans de contrôles. Devant eux, les opérateurs de l'équipe militaire supervisaient l'opération. L'un d'eux avertit :
- 15h, ouverture de la première porte.
Yuxiang attendit quelques secondes et demanda :
- Tout se passe bien ?
L'opérateur répondit en scrutant son écran.
- Affirmatif général, la porte s'est ouverte. Localisation : le golfe Persique.

Chambre de Li Wentian

Wentian regarda une nouvelle fois Zhao, qui acquiesça de la tête. Fu fronça les sourcils, étonné et ouvrit la bouche pour leur ordonner à nouveau de se retourner, quand le phénomène se produisit.
Derrière Wentian et Zhao, un disque noir d'environ 2 mètres de diamètre apparu. Les deux hommes se retournèrent brutalement, et le traversèrent d'un bond.
La bouche ouverte, Fu resta ébahi une seconde, puis fit un pas en avant, hésitant. Il se dit qu'il allait passer la tête au travers de la porte pour regarder, quand celle-ci disparut.
Reprenant ses esprits, il sortit en courant, bousculant les gardes de sécurité, et se dirigea vers la salle de contrôle.

Maison de Li Wentian

Wentian et Zhao avait du mal à le croire, pourtant c'était vrai. Ils étaient dans un petit jardin, à des centaines de kilomètres de la base. Devant eux, une femme et un enfant les regardaient, sidérés.
Le premier à réagir fut l'enfant, qui courut vers Wentian.
- Papa !
Wentian prit son fils dans ses bras et se hâta vers sa femme, apparemment bouleversée.
- Vite, nous devons partir. Est-ce tu as lu ma lettre ?
- Oui, je suis prête. Mais pourquoi fais-tu cela ? Quel crime as-tu commis ? Je t'en prie, explique-moi. Est-ce qu'on reverra mes parents ?
- Je n'ai pas le temps de t'expliquer maintenant. Une autre porte va s'ouvrir trente secondes après la première. Fais-moi confiance.
- De quelle lettre parles-tu ? fit Zhao.
- J'ai utilisé la porte pour envoyer une lettre à ma femme, en lui demandant de se tenir prête.
- Prête pour quoi ?
- Pour ça.
Devant eux, un autre disque noir apparu. Wentian hurla.
- Allez, traversez, vite !

Salle de contrôle

Fu entra en trombe dans la salle, et s'arrêta devant le colonel, haletant.
- Colonel, Li Wentian et Zhao ont fui en utilisant le passage !
- Comment ? Coupez l'alimentation électrique !
- Hors de question, coupa Yuxiang derrière lui. L'opération continue.
- De toute façon, c'est déjà fini, le passage s'est refermé derrière eux, dit Fu.
- Comment avez-vous pu les laisser s'échapper ? rugit Tazhuo à l'adresse des gardes de sécurité qui arrivaient à leur tour.
- Mon colonel, fit l'un deux, cette… porte s'est ouverte subitement derrière les suspects. Ils devaient le savoir car ils ont reculé sans même regarder. Ca n'a duré que quelques secondes.
Tazhuo regarda Fu, furieux.
- Comment le passage peut-il fonctionner sans que nous l'ayons vu, ici dans la salle de contrôle ?
- Je l'ignore, je…
Puis Fu se rappela brutalement.
- Merde ! Le login de développeur !
- Le quoi ?
L'assistant respira un grand coup et expliqua.
- Le programmeur principal, Zhao, dispose d'un compte d'accès au logiciel de gestion du passage. Ce compte possède des fonctions beaucoup plus nombreuses que celui que nous utilisons.
- Et que peut-il faire de plus que nous ? demanda Yuxiang.
- Je ne sais pas réellement, ce n'est pas mon domaine.
- Trouvez comment accéder à ce compte, ordonna Tazhuo. Vite !
Fu acquiesça et se précipita dans la salle de documentation. Il fouilla dans sa poche et en tira un trousseau de clés. Avec l'une d'elles, il ouvrit une armoire en métal et choisit un épais classeur rouge, sur lequel était indiqué “Sécurité - identifiants informatiques”. Puis il retourna immédiatement dans la salle de contrôle.


Le passage venait de se refermer. Il faisait nuit ; Wentian, sa famille et Zhao était dans l'obscurité. L'air était beaucoup plus froid que l'instant d'avant, en Chine. Derrière eux, ils virent une grille en fer forgé, au travers de laquelle on distinguait une avenue éclairée.
- J'ai peur, fit la femme de Wentian en serrant son fils contre elle.
- J'espère que les coordonnées d'arrivées étaient les bonnes, répondit son mari, la voix tendue.
Subitement, une forme bougea devant eux. Puis une voix cria un ordre en anglais. Il fit un pas en avant. L'ordre retentit à nouveau.
- Don’t move ! Stay where you are !
Les chinois restèrent immobiles. Puis le faisceau d'une lampe électrique les éblouit. Zhao tourna la tête sur la droite. Il reconnut un bâtiment tant de fois apperçu à la télévision.
Ils étaient dans les jardins de la Maison Blanche, à Washington D.C.

Salle de contrôle, Mongolie Intérieure, Chine

Fu éjecta un des opérateurs militaires de son siège et se connecta au logiciel avec le login de Zhao. L'interface qui apparut était différente. Les menus d'options étaient beaucoup plus nombreux. Debouts derrière lui, Tazhuo et Yuxiang regardaient par-dessus son épaule, cherchant à comprendre.
Puis l'assistant de Wentian édita la liste des ouvertures du passage qui étaient programmées pour la journée. 3 seulement étaient prévues. Il frappa du poing sur la table.
- L'ordure !
- Expliquez-nous, que voyez-vous ? demanda Yuxiang.
- Avec ce compte, je vois que le passage doit s'ouvrir seulement 3 fois aujourd'hui, alors que vous m'avez dit qu'il y a une dizaine de cibles.
- Nos opérateurs ne voient rien d'anormal, pourtant, fit remarquer Tazhuo.
- Cela s'explique, continua Fu. Apparemment, le login de développeur permet de programmer une liste d'actions réelle et une autre apparente. Donc ce que vous voyez sur vos écrans est faux.
- Pourtant la porte s'est ouverte, non ?
A quelques mètres, un homme prit la parole. C'était l'ingénieur en chef de la base.
- Je confirme, le générateur électrique a été sollicité deux fois dans les dix dernières minutes.
- Oui, mais pour cette liste-là - Fu désigna son écran. Regardez : la première ouverture à 15h a duré 6 secondes et a permis à ces traitres de fuir. Leur destination est en Chine. La seconde a eu lieu à 15h02, pendant 30 secondes, visiblement vers un pays étranger, et il en reste encore une en attente.
- Coupez l'alimentation ! hurla Tazhuo.
- Vous voulez dire que les navires américains n'ont pas été détruits ? s'étrangla Yuxiang.
Le chef ingénieur se leva et marcha vers le tableau où se trouvait l'interrupteur électrique d'urgence.
Au même instant, Fu regarda la troisième et dernière séquence d'ouverture programmée. On lisait 15h06, avec une durée anormalement courte de 10 millisecondes, et des coordonnées géographiques à zéro.
Fu jeta à un oeil à l'horloge numérique de la salle de contrôle ; les gros chiffres digitaux rouges indiquaient 15:05:57. Plus que trois secondes. Il se remémora le système de coordonnées utilisées par le logiciel, dont Zhao lui avait souvent parlé. Pour une position située sur Terre, on utilisait les coordonnées géographiques standard, combinaison d'une latitude et d'une longitude. Mais lorsque le point était situé dans l'espace, le système utilisait des coordonnées solaires.
Sur Terre, les coordonnées à zéro correspondait à un point situé en mer, dans le golfe de Guinée. Fu considéra cela comme aberrant, et se demanda alors ce qu'elles signifiaient dans le second référentiel. Le zéro indique le point de référence, le centre. Il comprit alors et se retourna vers ses chefs.
- Le centre du soleil !
Au même instant, la main de l'ingénieur chef saisit le levier d'alimentation électrique, mais n'eut pas le temps de l'abaisser. L'horloge afficha très brièvement 15:06:00, mais personne ne put la voir.

15h06

A 15h06 très précisément, un passage de 20 mètres de large s'ouvrit face au bâtiment principal de la base. Si un observateur avait pu ralentir le temps, il aurait assisté à une scène incroyable.
Dans les dix premiers millièmes de secondes, le plasma solaire, un fluide chauffé à 15 millions de degrés, et composé de noyaux atomiques d'hydrogène en pleine réaction nucléaire, jaillit de la porte vers l'extérieur. Sortant d'un orifice de forme circulaire, il serait apparu à l'observateur comme un énorme cylindre jaune brillant. Sous l'effet d'une pression équivalente à des milliards de fois celle de l'atmosphère terrestre, il se précipita vers le bâtiment et y perça un trou sur toute sa longueur, désintégrant les murs et détruisant le générateur électrique. Privé d'énergie, le passage se referma instantanément.
Malheureusement, le plasma jusque-là incroyablement comprimé pouvait maintenant se détendre dans toutes les directions. Ce qu'il fit, multipliant en une fraction de seconde son volume par mille.
Il y eu d'abord un flash lumineux, tellement puissant que plusieurs satellites météo géostationnaires, pourtant à 36.000 km de distance, furent momentanément aveuglés.
Puis la bulle en expansion anéantit toute la base en creusant un cratère de 300 mètres de large sur 30 mètres de profondeur. Des centaines d'hectares du désert environnant furent aplanis par le souffle et vitrifiés par la chaleur.
Vint ensuite l'onde de choc, qui s'étendit dans toutes les directions à une vitesse de plusieurs milliers de kilomètres par heure. Le sol de Mongolie Intérieure se mit à trembler, provoquant des mouvements sismiques perceptibles jusqu'à 200 kilomètres de distance.
Enfin, l'énorme masse de gaz, aspirant d'énormes quantités de sable et de poussière, se mit à grimper en flèche vers la haute atmosphère, prenant la forme d'un nuage grisâtre en forme de champignon, de plus en plus large et de plus en plus haut.


La Maison Blanche, Washington D.C., le lendemain

- Monsieur le président ?
- Entrez, général.
White entra dans le bureau ovale. Son patron était assis derrière le Resolution Desk, plongé dans un rapport. Il portait les petites lunettes de lecture qu'il ne montrait jamais en public.
- Mettez-vous à l'aise, John. Il faut qu'on parle.
White prit place sur un des deux canapés disposés face au bureau. Le président retira ses lunettes et se leva. Il fit quelques pas, regarda quelques instants un portrait de Georges Washington. Puis il entra dans le vif du sujet.
- John, comment vont nos hôtes chinois ?
- Plutôt bien, mais le principal dissident, ce Wentian, va sans doute tomber en dépression.
- Pourquoi ?
- D'après nos médecins, il n'arrive pas à assumer d'avoir provoqué la mort de tous ses collègues, les ingénieurs et militaires de la base. Il a le sentiment d'avoir agi pour sauver des vies humaines, mais en en sacrifiant d'autres - enfin c'est ce qu'il ressent.
Le président continua à marcher à travers la pièce, l'air absorbé.
- Il a fait le bon choix. Des milliers de marins américains lui doivent la vie. Et il a peut-être évité une guerre.
- Que va-t-on faire de lui ?
Le président s'assit sur le canapé en face de White.
- Je vais lui donner l'asile politique, à lui et à ses compagnons. La CIA les prendra en charge et leur permettra de refaire leur vie ici, sous une fausse identité bien sûr.
- Et sa technologie ?
- John, c'est pour cela que je vous ai fait venir.
Le président se pencha en avant. Ses yeux s'arrondirent. C'est cette question qu'il attendait.
- Nous devons la maitriser, absolument.
White avait beau s'en douter, il était étonné de la détermination du chef de l'Etat.
- Wentian nous a donné spontanément une mallette. Il y a dedans des documents en chinois.
- J'en ai parlé au secrétaire d'état à la défense. La DIA (Defense Intelligence Agency, agence de renseignement militaire) va les traduire. Je veux qu'on les exploite. Vous serez chargé de cette tâche.
- Je suppose que nous devons maintenir le secret sur toute l'affaire ?
- Évidemment. Demain je rencontre Bob O'Neil de la commission parlementaire pour la défense. Je vais lui proposer de débloquer un budget de développement non-officiel.
- “Non-officiel” ? répéta White.
- Les dépenses seront maquillées et ventilées parmi d'autres programmes sans lien, comme pour le bombardier B2.
- Je vois. Mais nous ne sommes pas sûrs de pouvoir construire cette machine.
- Si les chinois l'ont fait, on peut le faire aussi. Notre technologie est encore en avance sur la leur, non ?
- Et si nous y parvenons, quel usage en ferons-nous ? demanda White, candidement.
- Nous ferons ce que l'Amérique a toujours fait. Protéger la liberté, partout dans le monde.
Le président se leva. Il regarda Georges Washington à nouveau.
- La liberté et nos intérêts, évidemment.

FIN