Le drame de l’immortalité
J’inaugure ici une nouvelle catégorie d’article, la prospective, où je vous propose des réflexions sur des thèmes liés à la SF.
L’immortalité, ça vous tente ? Vivre éternellement, ou tout au moins rester jeune jusqu’à la fin des temps, n’est-ce pas un rêve que la plupart d’entre nous partagent ? Si c’est votre cas, voici quelques réflexions qui pourraient vous faire changer d’avis. Je vous propose d’imaginer un monde peuplé d’immortels. Et il pourrait bien ne pas vous plaire.
C'est quoi l'immortalité ?
Déjà, soyons clairs sur ce qu’on entend par immortel : oui, cela veut dire qu’on ne vieillit plus, mais pas qu’on ne peut pas mourir de façon accidentelle ou de maladie par exemple. L’immortalité au sens « d’indestructibilité » appartient au surnaturel. Ici, nous restons dans le domaine de la science-fiction, donc du plausible.
On imaginera, par exemple, qu’une découverte majeure en biologie a permis de comprendre et d'enrayer le processus de vieillissement des cellules, par exemple en manipulant leur code génétique. Et qu’en conséquence, une nouvelle génération d’enfants est née, des humains dont la croissance se déroule normalement jusqu’à 25 ans, avant de se stabiliser pour toujours.
Une fois ce contexte posé, tout va bien dans le meilleur des mondes ? En fait, rien n’est moins sûr.
La procrastination devient le crédo de l'humanité
Commençons par le début : l’enfance. Qui dit immortalité dit… beaucoup moins d’enfants. Pourquoi ? Parce que les couples ont tout leur temps. L’horloge biologique des femmes ne joue plus. L’envie de profiter de la vie et/ou de faire carrière passe alors au premier plan.
Déjà dans notre monde « réel » on constate que l’âge de la maternité recule sans arrêt, et il est bien difficile d’atteindre le quota de deux enfants par femme nécessaire au remplacement des générations. Alors si nous avons l’éternité pour les faire, les enfants deviennent le moindre de nos soucis.
Est-ce un problème ? Pas vraiment, car si peu d’enfants naissent, il y a également très peu de décès, au moins dans les pays développés où la probabilité de mourir d’un accident, d’une maladie ou de violences en tous genres reste faible. Les deux s’équilibrent plus ou moins, donc à ce niveau, l’immortalité de masse fonctionne.
Mais poussons le raisonnement plus loin : de même qu’avoir un enfant est perpétuellement remis à plus tard, il en va de même pour beaucoup de nos projets personnels. En effet, beaucoup de ce que nous faisons dans notre vie est conditionné par notre âge. Les sportifs de haut niveau, par exemple, s’investissent au maximum car ils savent que leur carrière s’arrêtera vite, généralement à 30 ans. Au delà ils ne peuvent plus tenir la comparaison avec leurs concurrents plus jeunes donc plus performants.
Alors si tout le monde a toujours 25 ans ? On peut potentiellement entamer une carrière exigeante - au plan sportif mais pas seulement - à n’importe quel moment. Du coup, une fois disparue la pression du temps qui passe, le découragement est massif. La vie sociale devient moins trépidante : moins de gens font des études, moins de personnes essaient de se dépasser dans leur domaine. Il en résulte un ralentissement de la société, de son évolution.
Stagnation et révolutions
Dans le monde du travail, l’immortalité pose aussi un problème majeur dans les rapports hiérarchiques : vous ne mourrez plus, mais votre chef non plus. Vos chances de prendre sa place un jour deviennent alors très faibles. Changer de poste devient beaucoup plus difficile, car les bonnes places disponibles sont rares.
Les carrières se figent, entrainant une frustration croissante, car l’homme vit d’espoir et a besoin de perspectives pour se motiver – c’est d'ailleurs l’un des facteurs ayant provoqué la chute du communisme.
En politique aussi, les mêmes dirigeants deviennent indéboulonnables. A chaque élection par exemple, la formule « on prend les mêmes et on recommence » , d'ordinaire un peu abusive, décrit maintenant ce qui se passe, littéralement. Les élites s’accrochent à leur pouvoir et il n’y a plus guère que la force pour les en déloger.
Du coup, avec le temps, ces phénomènes entrainent des révolutions dans des pays qui, avant l’immortalité, n’en avaient jamais connues. Voir des guerres civiles, car non seulement les citoyens se révoltent contre leurs dirigeants, mais aussi les salariés contre leurs patrons, les chômeurs contre les salariés… En clair, tous ceux qui n’ont pas quelque chose contre ceux qui l’ont et ne veulent pas le partager ou y renoncer.
A ce tableau déjà pas très brillant, ajoutons que la stagnation des hommes implique aussi celle des idées. Le célèbre physicien allemand Max Planck expliquait ainsi que la disparition d’une génération est malheureusement une bonne chose : elle emporte avec elle ses préjugés et son formatage intellectuel, tandis que celle qui la remplace est élevée dans des idées nouvelles qui peuvent ainsi s’imposer.
Sauf que si la même génération se perpétue, l’espoir de faire évoluer les croyances s’envole, car les gens changent rarement d’avis. Les scientifiques, par exemple, s’opposent aux théories nouvelles qui remettent en cause celles qu’ils maitrisent bien. Un phénomène vieux comme le monde, mais qui jusqu’ici était tempéré par notre condition de mortels. Une fois celle-ci abolie, la nouveauté est perpétuellement combattue, sous des prétextes divers. Le savoir est bloqué. En conséquence, le progrès technique ralentit considérablement.
Le monde entre alors dans une sorte de nouveau moyen-âge, où tout fonctionne au ralenti, où les modes de vie ne changent presque pas pendant des siècles, et où le pouvoir reste entre les mêmes mains, hormis des changements violents de temps à autres, préludes à une nouvelle stagnation.
Car le retour en arrière n'est pas envisageable : qui voudrait redevenir mortel ?
A moins que les histoires de vampires ne disent vrai, à savoir qu’un immortel finit par se lasser de la vie et à mettre fin à ses jours volontairement, même si pour certains cela prend des siècles.
Voilà qui finalement permettrait au monde d’avancer à nouveau, mais à un rythme infiniment plus lent qu’aujourd’hui.