Fatherland, de Robert Harris
Aujourd'hui une critique d'un livre lu pendant mon adolescence et qui m'avait marqué par son côté sinistre et réaliste à la fois : Fatherland, édité à l'époque sous un autre titre, Le sous-marin noir. C'est l'une des uchronies les plus vendues : 3 millions d'exemplaires depuis sa parution en 1992.
Fatherland débute en avril 1964, dans un monde bien différent du nôtre. Dans celui-ci, en effet, l'Allemagne a gagné la seconde guerre mondiale. Elle domine l'Europe de la France à l'Oural, et le monde est entré dans une guerre froide entre le IIIème Reich d'une part, et les Etats-Unis d'autre part.
Or tout pourrait bientôt prendre changer. Alors que les allemands fêtent le 75ème anniversaire de Hitler, le président des Etats-Unis Joseph Kennedy s'apprête à signer avec lui un traité de paix. Cela vaudrait reconnaissance du régime nazi, et impliquerait que le monde libre renonce à le combattre.
Le héros, Xavier March, 42 ans, divorcé, est un détective de la Kripo (Kriminalpolizei, “police criminelle”) qui habite à Germania, le nouveau nom de Berlin, une ville de dix millions d'habitants à l'architecture monumentale. Ancien commandant de sous-marin pendant la guerre, il est également gradé dans la SS, la sinistre “armée politique” nazie. Très critique vis-à-vis du régime, il ignore que celui-ci l'a placé sous surveillance.
Lorsque qu'un haut dignitaire, Josef Bühler, est retrouvé noyé, March fait le lien avec d'autres affaires similaires et soupçonne que ces meurtres sont politiques. Mais la Gestapo (Geheime Staatspolizei, “Police secrète d'État”) intervient et lui retire le dossier.
Puis il fait la connaissance de Charlotte Maguire, une journaliste américaine. Celle-ci enquête sur la même affaire. Ensemble, ils découvrent que Reinhard Heydrich, bras droit de Hitler, a ordonné l'exécution de toutes les personnes présentes à la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942.
Ce jour là a été prise une décision que le régime veut cacher coûte que coûte, car sa révélation pourrait faire capoter la détente avec les Etats-Unis. Elle aurait un lien avec la disparition des juifs d'Europe, qui officiellement ont été déportés dans les territoires de l'est pendant la guerre et y habiteraient toujours.
Mais March n'y croit pas. Est-ce vraiment ce qui leur est arrivé ?
Une histoire terrifiante car réaliste
Xavier March, homme désabusé, n'adhère pas à la doctrine officielle du IIIème Reich. On lui reproche son manque d'enthousiasme politique, notamment le fait qu'il ne donne pas au Winterhilfswerk, la campagne de charité organisée pour aider les “aryens” pauvres pendant l'hiver. Il pose surtout trop de questions, notamment au sujet d'une famille juive qui habitait son appartement avant lui et dont on a perdu la trace.
Il est trahi par presque tout le monde, y compris par son propre fils, Pili (Paul), un enfant de dix ans endoctriné à l'école. Malheureux mais courageux, il va jusqu'au bout pour connaitre la vérité. Il représente la dernière trace d'humanité et de justice dans une Allemagne totalitaire où la liberté n'existe plus.
Le personnage de Charlotte Maguire est plus traditionnel : une femme jeune, qui devient l'amante de March et représente pour lui la seule personne de confiance. Robert Harris lui donne opportunément un père américain et une mère allemande, ce qui explique qu'elle parle allemand couramment, tout en incarnant le héros anglo-saxon que réclament les lecteurs américains. Elle fait sortir d'Allemagne les preuves du génocide des juifs, et même si l'histoire ne le précise pas, on suppose qu'elles sont ensuite révélées au public.
Par ailleurs Fatherland mélange réalité jusqu'en 1942 puis fiction au-delà. On y voit donc des personnages réels. Certains sont juste cités, comme Reinhard Heydrich, qui dans cet univers n'est pas assassiné pendant la guerre et continue donc ses activités criminelles, ou Joseph Goebbels, toujours ministre de la propagande.
D'autres font partie du récit, comme Odilo Globocnik, adjoint de Heydrich, coupable du meurtre de milliers de juifs polonais, et qui torture Xavier March pour savoir si ce dernier l'a démasqué. Ou également Arthur Nebe, chef de la Kripo, dans un rôle de traître.
L'Amérique, elle, est dirigée par Joseph Kennedy, père du “vrai” président John Fitzgerald Kennedy. En 1964, il aurait eu 76 ans. Joseph Kennedy était opposé à une guerre contre l'Allemagne. En cas de victoire de celle-ci, il n'aurait pas été impossible que le courant américain favorable aux nazis, et qui comptait des personnalités comme Charles Lindbergh, gagne en importance et lui permette de briguer la présidence.
Mais le sujet principal reste la Shoah, qui dans le roman n'est pas connue du public et constitue un secret d'état. Le tour de force de Robert Harris est d'arriver à captiver le lecteur alors que celui-ci sait déjà ce qu'il y a à découvrir. Car l'enquête menée par Xavier March est finalement assez banale, mais le contexte angoissant, le style d'écriture fluide et l'importance des enjeux font qu'on ne décroche pas jusqu'à la fin.
Le seul point négatif, à mon avis, est la conclusion de l'histoire, laissée à l'imagination du lecteur : on aurait aimé voir la dictature vaciller, l'Europe se révolter…
Ce qui amène à s'interroger : est-ce que la révélation du génocide aurait pu faire chuter le régime nazi ? En terminant le roman sans répondre à la question, Harris suggère implicitement que non. Après tout, l'URSS a survécu plusieurs années aux écrits de Soljenitsyne sur les déportations, les goulags et les millions de morts de faim. Dans le pays, le parti communiste régnait par la terreur et la censure. Et à l'étranger, l'idéologie et le soutien virulent de personnalités - comme Jean-Paul Sartre en France - rendaient les critiques inaudibles.
Une victoire allemande était-elle possible ?
Dans Fatherland elle s'explique en trois actes. Comparons les avec la réalité.
Acte I, la défaite de la Grande-Bretagne. Dans cette uchronie, Hermann Goering, commandant en chef de la Luftwaffe, ne change pas sa stratégie d'août 1940 consistant à bombarder uniquement les aérodromes britanniques. Peu à peu, privée de ses bases, la Royal Air Force est éliminée du ciel. Puis les avions allemands coulent la flotte anglaise, sans défense contre les attaques aériennes.
L'Allemagne (80 millions d'habitants) peut alors affamer puis envahir la Grande-Bretagne (40 millions d'habitants), dont l'armée de terre est beaucoup plus réduite et qui ne bénéficie pas de l'aide américaine, les Etats-Unis n'étant pas encore entrés dans le conflit. La reine et son premier ministre Winston Churchill fuient au Canada, et un régime fantoche pro-nazi est mis en place à Londres.
Or même si cela est débattu, il semble que début septembre 1940, la RAF était sur le point d'être vaincue lorsque, par erreur, les allemands bombardèrent Londres. Cela entraîna des représailles anglaises sur Berlin, lesquelles poussèrent Hitler à ordonner à son tour le bombardement des villes au détriment des aéroports, permettant aux britanniques de reconstituer in extremis leurs effectifs en chasseurs et en pilotes.
Acte II, l'URSS s'effondre à son tour : Hitler, plutôt que de chercher à tout prix à prendre Stalingrad, suit pour une fois les conseils de ses militaires et ordonne au Général Von Paulus de diriger ses troupes vers les puits de pétrole du Caucase. Une fois ceux-ci capturés, l'Armée Rouge est paralysée, faute de carburant.
Cette explication un peu rapide peut être discutée : l'URSS avait de faibles réserves stratégiques et dépendait effectivement de cette région. Si elle avait été perdue, les alliés n'auraient sans doute pas pu - ou pas assez rapidement - mettre en place une filière d'approvisionnement pour fournir les russes, le transport du pétrole par mer étant long et compliqué. Mais l'invasion concertée de l'Iran par l'URSS et la Grande-Bretagne le 25 août 1941 offrait toutefois à la première une autre source de ravitaillement, le royaume du Shah étant producteur d'or noir depuis 1901.
Acte III, l'Amérique. Comme dans notre réalité, le Japon est sur le point de perdre la guerre face aux Etats-Unis. Mais juste après les attaques d'Hiroshima et de Nagasaki, les allemands envoient une fusée V2 modifiée exploser au dessus de New York. La charge ne fait pas de victimes, mais a un impact psychologique terrible sur les américains qui découvrent qu'ils sont menacés sur leur propre sol.
Aucun des deux camp n'étant en mesure de détruire l'autre, un armistice est signé. De fait, la guerre est alors gagnée pour l'Allemagne, même si l'Amérique n'est pas vaincue et la situation du Japon pas connue - on ne sait pas s'il est occupé par les Etats-Unis, s'il garde son empire en Chine, etc..
Est-ce crédible ? Oui, car les américains ne possédaient pas de fusées équivalentes au V2, et n'auraient donc pas pu envoyer une bombe atomique sur l'Allemagne. Le raid ne pouvait alors se faire qu'avec un avion, or les nazis, si on suppose qu'ils ont vaincu la Grande-Bretagne et l'URSS, auraient eu la maîtrise du ciel.
Et cela d'autant plus qu'à la différence des Japonais, incapables d'abattre les bombardiers B-29 qui volaient trop haut et trop vite, ils auraient disposé en grand nombre de Messerschmitt Me 262, le premier chasseur à réaction, du Me 163 Komet, son équivalent doté d'un moteur fusée, ou encore du Horten Ho 229, la première aile volante.
Dans notre réalité, ces armes novatrices arrivèrent heureusement trop tard et en trop petite quantité pour changer le cours de la guerre. Elles furent aussi mal employées : par manque d'avions, Hitler obligea par exemple la Luftwaffe à utiliser le Me 262 comme bombardier, alors que sa vitesse en faisait par nature un chasseur.
Quant au Me 163 et au Ho 229, ils n'étaient pas encore complètement au point. Mais en cas de victoire en Europe, l'Allemagne aurait eu le temps et les ressources nécessaires pour les produire en masse et les perfectionner.
Et c'est là l'intérêt principal de ce roman : nous rappeler que l'histoire ne prend pas forcément le meilleur chemin, et que contrairement à ce qu'affirment trop d'apprentis historiens, une défaite des alliés était possible. L'effrayant monde de Fatherland serait alors le nôtre. A méditer.